A l'université Lumumba, le cauchemar quotidien des étudiants de couleur
REPORTAGE
A l'université Lumumba, le cauchemar quotidien des étudiants de couleur
LE MONDE | 30.12.03 | 13h23
"Vivre en Russie, c'est être constamment sur le qui-vive".
Moscou de notre correspondante
"Que fleurisse notre capitale natale !" Les grandes lettres en cyrillique surplombent le bâtiment gris de ce qui fut, pendant une trentaine d'années, un centre de rayonnement de l'Union soviétique, et de son idéologie, à travers le tiers-monde. OAS_AD('Middle'); D'ici sont sortis des "révolutionnaires" sud-américains, le terroriste Carlos, des militants palestiniens... L'université "Patrice Lumumba, de l'amitié entre les peuples", créée en 1960, a cessé en 1992 de faire référence à l'ancien dirigeant indépendantiste congolais. On l'appelle désormais l'"université russe de l'amitié entre les peuples".
La nuance n'est pas sans importance. Devant l'esplanade enneigée, une étudiante africaine, ses longs cheveux tressés dépassant d'un bonnet épais, commente amèrement : "La capitale natale en question, c'est Moscou, bien sûr. Ce n'est pas une référence aux capitales de nos pays, à nous, étudiants étrangers. On est en Russie. Les Russes pensent à eux-mêmes."
LE DRAME DU 24 NOVEMBRE
Dans le hall d'entrée, passé les tourniquets où des gardes en treillis contrôlent les sacs - récente mesure de sécurité -, une affiche discrète rappelle le drame qui s'est produit, le 24 novembre, à 2 heures du matin, lorsque, en une demi-heure, un incendie a ravagé le foyer numéro 6 des étudiants étrangers, faisant 42 morts à ce jour. Une nuit d'enfer, qui a laissé un traumatisme profond chez les 2 600 étrangers, sur les 11 300 étudiants que compte l'université originaires d'Afrique, d'Asie, d'Amérique latine, du Proche-Orient.
"C'était un incendie criminel, nous en sommes convaincus", affirme un étudiant béninois de la faculté de médecine, qui se dit "soulagé" à l'idée de partir bientôt en France. Quitter la Russie, fuir ses bouffées nationalistes... "Dans mes cauchemars, je vois des corps se jeter par les fenêtres du foyer numéro 6, et qui s'écrasent dans la neige." Pour Sidonie, étudiante tchadienne en quatrième année de sociologie, "vivre en Russie, c'est être constamment sur le qui-vive".
Elle parle, comme tous ces jeunes étrangers à la peau sombre, du cauchemar quotidien que sont les trajets en métro, dans la rue. "Sortir tard le soir, c'est accroître le risque de croiser des skinheads. On évite le métro. Alors, il faut prendre un taxi, mais cela coûte cher." Le racisme ordinaire, les bousculades, les insultes font partie de leur quotidien. "C'est simple, ajoute-t-elle avec tristesse, pour un Russe, un Noir, si c'est un garçon, c'est un dealer, si c'est une fille, c'est une prostituée."
Quelques heures après l'incendie du 24 novembre et avant même toute enquête, le maire de Moscou, Iouri Loujkov, avait publiquement attribué le sinistre à un "court-circuit, parti de la chambre 203", où logeaient des jeunes Africaines et Asiatiques. L'indignation des étudiants étrangers, qui avaient subi dans les semaines précédentes une série d'alertes à la bombe, obligeant à de pénibles évacuations, de nuit, en plein froid, a été vive. Un comité extraordinaire s'est formé, réunissant seize étudiants d'Afrique, d'Asie, d'Amérique latine, du sous-continent indien et de pays arabes, pour demander une enquête approfondie et des compensations financières pour les victimes (environ 180 personnes sont encore hospitalisées).
Plus généralement, il s'agit d'exercer une vigilance auprès des autorités russes. "Jamais la situation, à l'égard des étudiants de couleur, n'a été aussi dramatique", dit un membre du comité. "Les ambassades de nos pays se sont jointes au mouvement, ajoute une jeune Tchadienne. Le recteur de l'université a été contraint de présenter sa démission, mais elle n'a pas encore été formellement acceptée."
Les élections législatives du 7 décembre en Russie ont été marquées par une montée en puissance des partis nationalistes. Rodina (La Patrie), soutenue par le Kremlin, et la formation LDPR (Parti libéral-démocrate de Russie), de l'extrémiste Vladimir Jirinovski, ont recueilli ensemble plus de 20 % des voix. La thématique xénophobe est également présente au sein du Parti communiste (le KPRF a recueilli 12 % des suffrages) et de la formation Russie unie (37 %), soutenue par Vladimir Poutine. Avec la prolongation de la guerre en Tchétchénie, point de fixation nationaliste, le regain d'une certaine nostalgie impériale russe et les excès favorisés par la "guerre internationale contre le terrorisme", le racisme s'aggrave en Russie. "L'antisémitisme n'en constitue qu'une partie", soulignait récemment, sur Radio-Liberté, le célèbre joueur d'échecs Gari Kasparov.
Au pied de la façade calcinée du foyer numéro 6, des fleurs et des pommes sont posées dans la neige, auprès des photographies de victimes. Ce soir du 24 novembre, les secours ont tardé. Une sourde rage anime aujourd'hui les étudiants. Debout devant les décombres du bâtiment, Martial, étudiant camerounais, pense à ses proches, à ses amis russes ("Tous les Russes ne sont pas pareils."). Il veut rentrer au pays et pense à son héros, Patrice Lumumba : "Pour moi, le premier homme d'Afrique qui a vraiment compris ce qu'est la liberté."
"EH TOI, LE SINGE !"
Il raconte cette histoire, qui résume pour lui la Russie : "Je marchais dans la rue quand cinq adolescents russes m'ont bousculé. "Eh toi, le nègre, le singe, qu'est-ce que tu fais là ?" Un homme, de type caucasien, voit la scène et se porte à mon secours. Il les chasse à coups de pied. Une femme russe assise sur un banc s'en prend alors au Caucasien : "Pourquoi frappes-tu nos jeunes, qui ne t'ont rien fait ?". Il lui répond : "Et toi, pourquoi ne disais-tu rien quand ils frappaient cet étudiant ?". La femme s'est tue. Elle avait l'air perplexe. La Russie, c'est ça : un groupe qui t'agresse, un homme seul qui te défend, et les autres qui ne comprennent rien."
Selon des organisations de défense des droits de l'homme, les agressions contre des personnes "de type physique non slave" en Russie augmentent d'environ un tiers chaque année. La plupart des enquêtes mènent à des non-lieux. La police, à de nombreuses reprises, a manifesté de l'indulgence, voire de la complicité, avec des groupes de skinheads.
En 2001 et 2002, une série d'attaques contre des employés d'ambassades africaines et asiatiques à Moscou avait mené à des protestations officielles de la communauté diplomatique auprès du ministère russe des affaires étrangères. "Les Russes ont réagi en ouvrant une ligne téléphonique pour les appels d'urgence", commente aujourd'hui un diplomate africain, en poste à Moscou depuis douze ans.
"Le problème d'insécurité s'est aggravé, car les attaques deviennent de plus en plus organisées. Je me réjouis de partir bientôt", conclut-il. Si Moscou continue, en dépit de tout, d'attirer des étudiants étrangers, c'est pour deux raisons, explique un étudiant béninois : "D'abord, les études ici restent bon marché. Mais, surtout, la Russie est pour nous un pays de transit. Après deux ou trois années ici, enregistrés comme étudiants, il est plus facile d'obtenir ensuite des visas pour l'Europe ou l'Amérique."
Natalie Nougayrède
