Oser se recréer en Afrique
La spiritualité de la traversée au XXIe siècle.
Ce sixième numéro d’Infos-Céril se fait le devoir de dévoiler le désir de la jeunesse africaine : se recréer en Afrique malgré les pesanteurs de toutes sortes en adoptant la spiritualité de la traversée, reconstituer ce qui a été détruit, refaire l’image de Dieu en Afrique. Un travail difficile mais louable qui demande beaucoup d’énergies. Il sied toutefois que ce désir devienne un devoir et un projet communautaires, et que ces derniers soient édifiés sur le roc : la mémoire de l’Afrique. Qu’il nous soit quand même permis de nous interroger. Comment se recréer en ce continent qui ne cesse d’étrangler ses enfants en commençant par les prophètes et les génies ? Quelle stratégie adopter en cette entreprise ? Quelle serait l’efficacité de la spiritualité de la traversée ? M-D. Chenu, dont nous célébrons le 12e anniversaire de la mort le 11 février 2002, peut nous guider dans les tentatives de répondre à ces questions.
Couplée au rêve, la mémoire donne lieu à un espace de création et d’émergence des prophètes comme animateurs de la traversée. En fait, M-D. Chenu définit le prophète comme celui qui sait percevoir dans l’actualité des événements ce qui les engage dans la continuité et dans la rupture d’une histoire en marche. Il discerne, lit et énonce l’avenir non pas dans des concepts pris et rationnellement définis, mais dans une perception mordante. C’est donc un prospecteur de l’avenir, quelqu’un qui a compris ce message de Nietzsche : « c’est le futur qui donne sa règle à notre aujourd’hui ». Le passé est passé, il ne reviendra plus, cependant, il est « le prophète du présent », un des lieux forts de l’inspiration créatrice[1]. Bien attentifs à la dynamique des mutations sociales de leurs temps, Saint Bernard et Alvin Toffler semblent corroborer cette pensée de M-D. Chenu. Dans une lettre à son ancien disciple, St Bernard écrit : « Tu dois examiner attentivement ce que le temps exige de toi ». Il convient de noter la force de l’avenir sur le présent. Alors que les générations précédentes étaient attirées et fascinées par le passé, j’ose croire que les générations actuelles sont tournées vers l’avenir. C’est celui-ci qui les attire et les fascine et gouverne leur présent[2]. C’est ainsi que A. Toffler, dans ses réflexions sur Le choc du futur, 1970, soutient avec raison : « Nous pouvons préférer un futur à un autre, mais nous ne pouvons pas perpétuer le passé [3]».
Devant les pesanteurs des temps présents (spirituelles, psychologiques, culturelles, économiques et politiques), la jeunesse africaine, fascinée par l’avenir, la créativité et le neuf, est invitée à revoir, examiner sereinement et redéfinir les rapports de l’homme à lui-même, à la famille, à la société, à la richesse, au pouvoir, au bien commun, à l’espace-temps et à Dieu. Le travail de recréation responsable de l’Afrique exige d’abord de chacun une transformation personnelle, une auto-recréation continue : la conversion. En effet, la metanoia réelle s’opère d’abord dans les consciences personnelles avant d’affecter les institutions sociales et l’environnement. En d’autres termes, elle est liée à des changements dans notre conscience, notre attitude, nos décisions et notre volonté. Elle nous fait passer « de l’égoïsme à la communion ; de la rivalité à la complémentarité ; du pillage au don gratuit, de la convoitise au respect dans notre relation avec tout être, grand ou petit »[4]. Dans sa réflexion sur la mystique, Willigis Jäger insiste sur le fait que le chemin de la transformation est long et douloureux et que le changement fondamental de la société est la conséquence de la vraie conversion individuelle[5].
Il s’avère donc que la recréation de l’homme, le changement social et la réinvention de l’Afrique impliquent nécessairement le « refus de fausses sécurités (idoles), de « se défaire de mythologies (mythes) », « la nécessité de penser ses situations », d’évaluer ses relations (actions) et l’importance de « continuer à veiller et à prier ». Il y a là des germes d’une nouvelle spiritualité : la spiritualité de la traversée qui met en dialogue la spiritualité du travail et celle de la Terre.
La transformation créatrice des situations inhumaines et infernales de l’Afrique contemporaine requiert ainsi une vraie metanoia des acteurs africains, notamment les jeunes qui ne sont pas encore liés. Ils devraient savoir que sans négation, sans discipline, sans ascèse, sans patience et sans ouverture d’esprit, aucune création n’est possible. La spiritualité de la traversée africaine au XXIe siècle repose essentiellement sur une volonté commune : la recréation de l’homme africain et la réinvention de l’Afrique, et trouve un appui solide dans les textes bibliques et dans les expériences mystiques des religions de l’humanité.
Elle implique par conséquent un dialogue fructueux entre la spiritualité du travail et la spiritualité de la Terre. Au terme d’une méditation sincère sur les mystères de la création et de l’incarnation-rédemption, il est possible d’épouser cette vive conviction de M-D. Chenu : l’homme est solidaire au cosmos, il s’accomplit lui-même en accomplissant le monde[6]. En humanisant la nature par son travail, il conduit à sa perfection sa propre nature et tisse son histoire[7]. En fait, la civilisation du travail implique une éthique du travail, une spiritualité du travail, une mystique du travail et une culture du travail[8]. Autrement dit, la spiritualité du travail préconisée pour l’Afrique contemporaine est bien liée à la spiritualité de la Terre : l’écologie. Le livre de la Genèse (1,1-2,25) et les textes de St Paul (1Thes 2,9; 4,11-12 ; 2Thes 3, 8 ; Rm.8,18-26; 12,1-2) pourraient nous guider dans la redéfinition de nos relations dans la nature et dans les efforts de maîtrise de la créativité humaine. Dans sa spiritualité de la Terre, Julia Esquival Velasquez met en relief trois notions valables pour le changement salvateur pour tous : la grâce, la gratitude et la gratuité. Inspiré de Rm.12, 1-2; Mt 6, 26 ; Ps 19, 2-3, il souligne : « …nous ne sommes pas propriétaires, nous sommes récepteurs et bénéficiaires avec toutes les créatures ». Nous devons « recevoir avec gratitude » et « partager dans la gratuité ce qui nous a été donné en cadeau »[9]. Ainsi convient-il d’éviter de tout exploiter, tout consommer, tout vendre, prétendre tout dire et tout connaître dans la nature, notre mère. Aussi importe-t-il de remarquer que nous ne sommes ni les premiers ni les derniers à habiter la Terre et de savoir que chaque génération a droit à une vie saine et aux ressources précieuses de la nature comme le Coltan et le Diamant. La spiritualité de la traversée appelle donc une théologie africaine des réalités terrestres, elle semble entrevoir des nouvelles perspectives de recherche en sciences sociales et en sciences de la nature en Afrique. Les dégâts humains, économiques, politiques, et écologiques entraînés directement par le pillage systématique des richesses naturelles de l’Afrique Centrale, telles que l’Uranium, le Pétrole, l’Or, le Coltan, le bois et le Diamant devraient interpeller les scientifiques africains, les théologiens compris. Il est plus que temps de réfléchir sérieusement sur la théologie de la nature (en Afrique) et sur les nouvelles méthodes de gestion du patrimoine naturel de l’Afrique Centrale. Si la jeunesse africaine acceptait cette spiritualité, elle participerait réellement alors à l’action créatrice de Dieu et donnerait ainsi un nouveau visage au continent africain et à la nature entière.
Il importe de préciser par ailleurs que le savoir, l’information et leur gestion sont devenus très utiles dans la traversée, dans les activités de création des biens et des services et dans l’auto-transformation. C’est ainsi que nous invitons tous nos contemporains sensibles à la vie à s’investir davantage dans la recherche (de l’information), le dialogue multiple et complexe, et dans la contemplation. La Déclaration sur la science et l’utilisation du savoir scientifique de la Conférence mondiale sur la science (1999) nous aidera à bien connaître le rôle du savoir dans la société moderne et les limites de l’intervention de l’homme dans la nature. Les experts de l’UNESCO reconnaissent que « le besoin se fait sentir d’un débat démocratique vigoureux et éclairé sur la production et l’utilisation du savoir scientifique ». La jeunesse africaine est aussi convoquée à ce débat vital. Elle devrait savoir que la paix, la dignité de la personne humaine et celle du cosmos, et le développement socio-économique dépendent également du respect « des normes éthiques rigoureuses » par les scientifiques. Certes, nous venons de loin, pour reprendre l’_expression de M-D. Chenu. Cependant, la distance entre la réflexion et l’action est encore grande et la maturité se fait encore attendre, surtout en Afrique. Pendant ce XXIe siècle, l’Afrique devrait enfin prendre une ferme résolution de créer un espace vital pour les prophètes et les génies. Tel est notre souhait ardent. Comme le prophète, le génie est celui qui perçoit ce que les autres ne perçoivent pas et qui donne donc un nouveau sens au monde. Il sait créer à partir de la simple observation une information différente de ce qui existe déjà. C’est un créateur[10]. A tous les lecteurs, collaborateurs et amis du CERIL, nous souhaitons une bonne et heureuse année 2002.
Corneille Ntamwenge
INFOS-CERIL, no 6 (février 2002), pp. 2-4 et Dialogue no 226 (janvier-février 2002), pp.39-41.
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[1] C. NTAMWENGE L., op, Faire mémoire et être présent à son temps. Eloge de la spiritualité de l’œil ouvert, Kinshasa, Amani Afrika, 2000, p. 9 et 22.
[2] M-D. CHENU-Ch. DUQUOC-ea, L’Eglise vers l’avenir. Présenté par Gérard Bessière et les Equipes enseignantes. Paris, Cerf, 1969,p.22 et 30.
[3] A. TOFFLER, Le choc du futur. Paris, Denoël, 1971, p. 295.
[4] J. ESQUIVEL VELASQUEZ, Spiritualité de la Terre, dans Concilium 260(1995), p. 82-83.
[5] W. JAGER, La mystique, fuite du monde ou responsabilité à son égard ? Qui suis-je ? , dans Concilium 254(1994), p. 80.
[6] M-D. CHENU, Théologie de la matière. Civilisation technique et spiritualité chrétienne. (Foi vivante,59). Paris, Cerf, 1967,p. 22-23.
[7] M-D. CHENU, Trente ans après., dans Lumière et Vie 124(1975), p. 74.
[8] M-D. CHENU, Le Père Chenu. La liberté dans la foi. Textes choisis et présentés par Olivier de La Brosse, op. Paris, Cerf, 1968, p. 66-67.
[9] J. ESQUIVAL VELASQUEZ, Spiritualité de la Terre. , p., 77-88.
[10] B. JARROSSON, Invitation à la philosophie des sciences.(Inédit Sciences, S 74), Paris, Seuil, 1992, p.205.
