RDCongo : Problématique de la levée immunitaire du Sénateur Jean-Pierre Bemba
Au sujet du réquisitoire demandant la levée d’immunité parlementaire de J.P. Bemba
Dans son édition du 12 avril, « Digitalcongo.net » a publié l’intégralité de la lettre-réquisitoire du Procureur général de la République, Tshimanga Mukeba, adressée au Président du Bureau provisoire du Sénat, « aux fins d’obtenir l’autorisation de poursuivre Monsieur Jean-Pierre Bemba Gombo, Sénateur ». Dans cette lettre, le Haut magistrat se fonde, d’une part, sur l’article 107 de la Constitution qui organise le régime des immunités parlementaires et, d’autre part, sur l’article 110 du Code de procédure devant la Cour suprême de Justice, qui autorise le PGR à demander « l’autorisation de poursuite » au bureau du Sénat en cas d’implication d’un Sénateur dans une infraction.
Le réquisitoire du Procureur général de la République, tel que libellé, appelle les quelques remarques suivantes. Primo, il semble prématuré puisque le bureau provisoire du Sénat ne peut examiner les matières qui sortent de sa compétence actuelle (1). Secundo, en invoquant l’article 110 du Code de procédure devant la Cour suprême de Justice, le Haut magistrat avoue ne pas être dans un cas de flagrant délit des infractions retenues (2). Tertio, les faits tels qu’articulés par le Haut magistrat ne sont pas suffisamment précis pour permettre à la Chambre haute du Parlement de se prononcer en toute connaissance de cause (3.). Quarto, dans l’hypothèse où, selon la requête du Procureur général de la République, Jean-Pierre Bemba n’est que « auteur intellectuel » des faits rapportés, le PGR demeure tout de même dans l’obligation de fournir la liste des « auteurs matériels » des infractions avancées (4). Enfin, il n’est plus question de « haute trahison » comme précédemment annoncée dans les médias, mais, de quelques infractions problématiques du Code pénal ordinaire et militaire (5).
1. Du caractère prématuré de la demande
La demande introduite par le PGR semble prématurée parce qu’elle s’adresse à un « bureau provisoire » du Sénat et à un « Sénat réuni en session extraordinaire » pour achever les tâches à lui confiées par l’article 114 de la Constitution. Or , au stade actuel, après l’installation du bureau provisoire, la validation des mandats des Sénateurs et l’adoption du Règlement intérieur, l’actuelle session extraordinaire du Sénat n’a plus qu’un seul objet restant : l’élection et l’installation du bureau définitif. Après cette tâche, il devra laisser la place à un bureau définitif. Dès lors, sur quelle base juridique le bureau provisoire actuel examinera-t-il, voire, soumettra-t-il à la plénière une demande hautement politique de levée de l’immunité parlementaire ?
Certes, on peut objecter que le Président du bureau provisoire ayant signé l’autorisation de sortie de Jean-Pierre Bemba du territoire national, il peut tout autant signer celle de sa levée d’immunité parlementaire. C’est oublier que la levée de l’immunité parlementaire, décision politique par excellence, requiert un vote majoritaire de la plénière du Sénat, alors que, dans le cas de la signature d’une autorisation de sortie ou d’un ordre de mission, tâche exclusivement administrative, une telle réunion de la plénière n’est pas requise.
Par conséquent, en n’ayant pas attendu l’élection et l’installation du bureau définitif de la Chambre haute, le réquisitoire du Procureur général de la République tombe comme un acte prématuré.
2. De l’aveu de l’absence de flagrance
Le fait même que le PGR ait recouru à l’article 110 du Code de procédure devant la Cour suprême pour demander au bureau du Sénat d’engager des poursuites contre Jean-Pierre Bemba prouve que les faits reprochés à ce dernier ne tombent pas sous le coup de la flagrance ; puisque, dans cette hypothèse, « l’autorisation de poursuite » n’était pas nécessaire. En effet, aux termes de l’article 110 de ce Code, « Sauf dans le cas où les Commissaires du peuple (députés et sénateurs) peuvent être poursuivis ou détenus sans l’autorisation préalable du Conseil Législatif (Assemblée nationale ou Sénat) ou de son bureau, s’il estime que la nature des faits et la gravité des indices relevés justifient l’exercice de l’action publique, le Procureur Général de la République adresse au Président du Conseil Législatif (Assemblée nationale ou Sénat) un réquisitoire aux fins de poursuite ».
Un réquisitoire aux fins de poursuite est nécessaire avant toute action judiciaire contre un parlementaire, puisque dans le système constitutionnel congolais (art. 107), aucun parlementaire ne peut être « poursuivi, arrêté ou détenu » pour des faits infractionnels qu’avec l’autorisation de la Chambre à laquelle il appartient (si celle-ci est en session) ou avec celle de son bureau (si la Chambre en question n’est pas en session). En cas de flagrant délit d’infraction, précise la même disposition constitutionnelle, cette autorisation préalable n’est pas nécessaire. C’est la manifestation ici de la volonté claire du Constituant de ne pas laisser les parlementaires impunis des actes intentionnels commis par eux « immédiatement » ou « dans le temps voisin » de l’infraction.
Or, d’après les circonstances de temps (22 et 23 mars 2007), Jean-Pierre Bemba n’est plus en situation de flagrant délit des infractions à lui reprochées. Il n’était donc plus du pouvoir du PGR de se saisir de sa personne sur la base de la théorie de la flagrance. D ’où le recours à l’article 110 du Code de procédure devant la Cour suprême de Justice. Mais, cette autorisation de poursuite est-elle synonyme d’autorisation de mise en accusation ?
Non. L’autorisation de poursuite - qui est une demande de levée d’immunité parlementaire aux fins de poursuite d’un délinquant - n’est pas synonyme d’autorisation de mise en accusation », puisque celle-ci est une autre procédure qui se prononce sur le renvoi de l’inculpé à la juridiction compétente. Alors que l’autorisation de poursuite s’obtient au cours de la phase de l’instruction préjuridictionnelle, celle de mise en accusation précède directement la saisine de la juridiction compétente et est seule à même d’autoriser la prise des mesures compatibles avec le statut d’accusé. En d’autres termes, dans l’hypothèse où le Sénat venait un jour à lever l’immunité parlementaire de Jean-Pierre Bemba, comme le demande le Procureur général de la République, celui-ci, à la clôture de son enquête, devra de nouveau solliciter une autorisation du même Sénat « aux fins de saisine de la juridiction compétente » pour juger les sénateurs. Ce qui signifie, concrètement, que, même s’il rentre au pays, Jean-Pierre Bemba ne pourra jamais légalement être arrêté ou détenu avant cette dernière autorisation du Sénat. Si le Procureur général de la République devra tout de même continuer à poser ses actes d’instruction, il ne pourrait par exemple pas l’assigner à résidence ou le contraindre à d’autres actes privatifs de liberté incompatibles avec son statut de sénateur.
3. De la non précision des faits
Il paraît assez peu sérieux que les faits mis à charge de l’infortuné Bemba n’aient pas pu être suffisamment articulés par le Haut magistrat pour permettre à la Chambre haute du Parlement de se prononcer en connaissance de cause. Or, pour qu’il y ait « procès équitable », il faut non seulement que les faits rentrent dans un cadre légal, mais en plus, il faut qu’ils soient suffisamment lisibles du point de vue des droits d’intervention et de la défense.
Aux termes du réquisitoire du ministère public, « Du 22 au 24 mars 2007, un affrontement armé a opposé dans une partie de la commune de Kinshasa/Gombe, des éléments des Forces Armées de la République Démocratique du Congo à ceux commis à la garde de l’ancien Vice-président de la République Démocratique du Congo, Monsieur Jean-Pierre BEMBA GOMBO, actuellement Sénateur. Au cours de ces violences, il a été déploré notamment ce qui suit :
- des pertes en vies humaines ;
- de nombreux blessés dont certains dans un état grave ;
- la destruction des bâtiments publics et privés ;
- des pillages. ». Le Procureur général de la République ajoute même que « Selon la version de l’Etat Major Général des Forces Armées de la République Démocratique du Congo, les militaires mis à la disposition de l’ancien Vice-président de la République Jean-Pierre BEMBA GOMBO ont refusé d’obtempérer à l’ordre qui leur avait été donné de se présenter individuellement avec leur équipement à l’Etat Major Général, dans un délai de quinze jours, pour leur nouvelle affectation ».
Cette manière de libeller les préventions, qui ressemble assez curieusement avec un rapport de la rue ou à un écrit de presse est en contradiction avec la rigueur du principe de la légalité criminelle et du respect des droits de la défense. En effet, compte tenu de ce que l’article 1er du Code pénal exige la légalité des incriminations et des peines, il aurait été préférable de la part du Haut magistrat de citer les faits précis de la requête qui autorisent la Chambre haute à constater qu’il s’agit des faits répréhensibles. Par exemple, en « déplorant la perte des vies humaines », la Chambre haute du Parlement a le droit de savoir de quelles vies humaines s’agissait-il (identité des victimes), combien de vies humaines ont-elles été sacrifiées (nombre des morts) et quel est le degré de responsabilité personnelle du recherché en la matière. Dans le même ordre d’idées, les Sénateurs ont le droit de savoir quels sont « les bâtiments publics et privés qui ont été détruits », comment s’est perpétrée l’infraction de pillage, et par-dessus tout, quels en sont les auteurs…
Ces différentes préventions ne doivent pas restées soutendues ; elles doivent être libellées avec suffisamment de preuve dans le texte du réquisitoire. Autrement, la Chambre haute du Parlement risque de se prononcer sur de simples soupçons, mieux, sur de simples allégations du ministère public. Or, l’importance de l’enjeu justifie une clarification des préventions et une décision responsable de chaque sénateur.
4. De la responsabilité personnelle de Jean-Pierre
Précisément, à la lecture du réquisitoire du ministère public, on peut se poser la question de la responsabilité personnelle de Jean-Pierre Bemba. D’après les termes mêmes du réquisitoire, « Tels que relatés succinctement, certains faits exposés ci-dessus peuvent être mis à charge du Sénateur Jean-Pierre BEMBA GOMBO en tant qu’auteur intellectuel des infractions commises par des militaires chargés de sa sécurité ».
Ce libellé du réquisitoire emporte une double conséquence : primo, tous les faits rapportés par le PGR dans son réquisitoire ne sont pas susceptibles d’être reprochés à Jean-Pierre Bemba ; ils n’en répondront que de « certains » ! Secundo, dans la commission de ces faits, Jean-Pierre Bemba ne serait qu’un « auteur intellectuel » ; ce qui exige une précise détermination de son implication personnelle.
En droit, on parle d’auteur intellectuel d’une infraction surtout dans l’hypothèse d’une complicité criminelle. Aux termes de l’article 22 du Code pénal, « Sont considérés comme complices (d’une infraction) : -ceux qui auront donné des instructions pour la commettre ; - ceux qui auront procuré des armes, des instruments ou tout autre moyen qui a servi à l’infraction sachant qu’ils devaient y servir ; -ceux qui, hors le cas prévu par l’alinéa 3 de l’article 22, auront avec connaissance aidé ou assisté l’auteur ou les auteurs de l’infraction dans les faits qui l’ont préparée ou facilitée ou dans ceux qui l’ont consommée ; - ceux qui, connaissant la conduite criminelle des malfaiteurs exerçant des brigandages ou des violences contre la sûreté de l’Etat, la paix publique, les personnes ou les propriétés, leur auront fourni habituellement logement, lieu de retraite ou de réunion ».
Jean-Pierre Bemba étant clairement désigné comme complices des infractions retenues par le ministère public (« auteur intellectuel » de ces faits), il aurait été préférable que, déjà à l’intention du Sénat, le PGR ait pu d’abord indiquer la liste des auteurs matériels desdites infractions. Car, il n’est pas concevable qu’il y ait un auteur intellectuel en l’absence des auteurs matériels ! En second lieu, il est de la responsabilité juridictionnelle du Procureur général de la République de mettre à la charge de Jean-Pierre Bemba l’un ou l’autre des actes de complicité ainsi énumérés par la loi, en fournissant à chaque fois une preuve de son implication personnelle. Car, entre l’illégalité d’un fait et son imputabilité à une personne, il y a un pas. Après, la rigueur du principe de la légalité criminelle et du respect des droits de la défense ne commande-t-elle pas une telle exigence de précision. ?
5. De la qualification juridique des faits retenus
Il paraît encore curieux que, contrairement aux tintamarres médiatiques de ces derniers temps, il n’est plus question de « haute trahison », mais de certaines infractions prévues par les articles pertinents du Code pénal ordinaire ou par les articles pertinents du code pénal militaire.
D’après le réquisitoire du ministère public, en effet, « Les faits tels qu’exposés brièvement sont susceptibles de constituer notamment les infractions ci-après : - atteintes à la sûreté intérieure de l’Etat, prévue et punie par l’article 195 du Code pénal livre II ; - meurtres, prévus et punis par les articles 43 et 44 du Code pénal livre II ; - vols à mains armées, prévus et punis par les articles 79 et 81 bis du Code pénal livre II ; - pillages, prévus et punis par l’article 63 du Code de justice militaire ; - vols à l’aide de violences, prévus et punis par les articles 79 et 82 du Code pénal livre II ; - incitation des militaires à commettre des actes contraires à leurs devoirs, prévue et punie par l’article 88 du Code pénal militaire ; - coups et blessures volontaires, prévus et punis par les articles 43, 46, 47 et 48 du Code pénal livre II ; - destructions méchantes, prévues et punies par l’article 110 du Code pénal livre II ».
Si l’organe de la loi s’est ici rétracté devant les premières intentions déclarées, c’est que, manifestement, il a compris l’embarras dans lequel bon nombre de juristes se sont retrouvés au lendemain de certaines déclarations apparues dans la presse, sur la question du caractère poursuivable ou non de l’actuelle infraction de haute trahison prévue par la Constitution. En ce qui nous concerne, ici même, nous avons tiré cette sonnette d’alarme en précisant qu’en l’absence notamment d’une loi pénale d’application, aucune autorité publique congolaise actuelle ne peut être poursuivie du chef de haute trahison.
Quant aux infractions du code pénal ordinaire et militaire ci-dessus relevées, nous avons également attiré l’attention sur la nécessité de leur correcte interprétation et, surtout, sur la difficulté de leur caractère imputable aux individus soupçonnés dans le cadre des événements du 22 et 23 mars 2007. En ce qui concerne par exemple les « atteintes à la sûreté intérieure de l’Etat », infraction prévue et punie par l’article 195 du CPL II, nous avons déjà prévenu que ces atteintes, une fois prouvées, doivent se situer dans le cadre d’un projet de déstabilisation des institutions de la République. Ce qui n’est pas une simple vue d’esprit, mais un fait infractionnel matériellement palpable.
Ajoutons à cette argumentation l’idée que, puisque le ministère public désigne bien l’article 195 du Code pénal comme l’une des bases de son réquisitoire, c’est-à-dire qu’il évoque l’hypothèse d’ « attentat » à l’ordre constitutionnel et non plus de « complot » comme prévu par l’article 196, il faudrait qu’il démontre la matérialité de ces attentats (assassinat du Président de la République, du Président de l’Assemblée nationale, du Président du Sénat ou du Premier ministre) et non pas seulement une simple tentative. En d’autres termes, il doit prouver, faits à l’appui, que le résultat de ces attentats, à savoir « la destruction ou le changement du régime constitutionnel », a bel et bien été atteint pour que l’on se trouve dans l’hypothèse de l’article 195. Si ce résultat n’est pas prouvé, c’est-à-dire si il est prouvé que le régime constitutionnel issu des élections générales de juillet à octobre 2006 n’est pas détruit, on n’est pas en présence de l’infraction de l’article 195 du Code pénal. Tout au plus se déploiera-t-il à en prouver la tentative. Mais , tentative et complicité dans la présente cause font-elles bon ménage pénal ?
Conclusion
Le réquisitoire aux fins de levée de l’immunité parlementaire du Sénateur Jean-Pierre Bemba tombe mal à propos. Il paraît prématuré en raison du fait que, présidée par un bureau provisoire, la session extraordinaire actuelle du Sénat ne pourrait se prononcer sur une question politique excédant le cadre de ses compétences. C’est aussi un réquisitoire mal rédigé, puisque, non seulement les faits infractionnels paraissent mal articulés, mais en plus, la responsabilité personnelle du Sénateur Bemba ne paraît pas clairement transparaître.
A moins que ce soit un premier ballon d’essai, les juristes s’attendent peut-être à ce que, après l’installation du bureau définitif du Sénat et à l’occasion de l’une des sessions constitutionnelles de cette Chambre haute du Parlement, le Parquet général de la République puisse rectifier son acte d’instruction en vue de la conformer aux exigences modernes de lisibilité et prévisibilité démocratiques. Dans le cas contraire, il nous paraît que le réquisitoire actuel n’est pas sérieusement « examinable », ni par la Chambre haute du Parlement, ni par toute instance politique et/ou juridictionnelle normalement constituée.
Encore que l’autorisation de poursuites n’est pas synonyme d’autorisation de mise en accusation, il est permis de gager que le retour du Sénateur Jean-Pierre Bemba dans son pays ne posera juridiquement aucun problème, du fait de la non suite légale à une telle requête. Sauf si, comme toujours, la politique prenne le pas sur le droit. Et, en République démocratique du Congo , cette hypothèse n’est guère impossible.
Me Ngondankoy Nkoy-Ea-Loongya
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