RDC : Rapport sur les Disparitions et les Exécutions Sommaires
DROITS CIVILS ET POLITIQUES ET, NOTAMMENT : LES DISPARITIONS ET EXÉCUTIONS SOMMAIRES
Rapport de la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Mme Asma JAHANGIR, présenté conformément à la résolution 2002/36 de la Commission des droits de l’homme.
Additif
Mission en République démocratique du Congo
INTRODUCTION
1. La Rapporteuse spéciale a effectué une mission d’établissement des faits en République démocratique du Congo du 16 au 22 juin 2002. Cette mission faisait suite à une déclaration du Président du Conseil de sécurité en date du 24 mai 2002 (S/PRST/2002/17), dans laquelle le Conseil appelait l’attention sur la gravité des événements qui s’étaient produits à Kisangani le 14 mai 2002 et immédiatement après. En application de cette déclaration, la Haut Commissaire a, à son tour, appelé l’attention de la Rapporteuse spéciale sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, les massacres de civils, de soldats et de policiers qui auraient été commis par les responsables du RCD/Goma (Rassemblement congolais pour la démocratie/Goma) et les violences meurtrières auxquelles la foule se serait livrée en réponse à l’appel à la rébellion lancé par des mutins qui s’étaient emparés de la station de radio locale à Kisangani. À la demande de la Haut Commissaire, la Rapporteuse spéciale a immédiatement entrepris une mission d’établissement des faits en République démocratique du Congo, où elle s’est rendue à Kinshasa, Goma et Kisangani.
2. À la fin de sa mission, la Rapporteuse spéciale a remis un rapport intérimaire à la Haut?Commissaire sur la base duquel celle?ci a informé le Conseil de sécurité le 16 juillet 2002 et lui a présenté les conclusions de la Rapporteuse spéciale (S/2002/764). Dans une déclaration (S/PRST/2002/22) en date du 23 juillet 2002, le Président du Conseil a exprimé les remerciements du Conseil pour le rapport et les recommandations présentés, et réitéré sa condamnation énergique des meurtres et des attaques perpétrés le 14 mai 2002 et les jours suivants à Kisangani. Le Conseil a souligné que le RCD?Goma devrait rendre des comptes pour toute exécution extrajudiciaire, notamment de membres de la société civile ou de détenus se trouvant dans ses centres de détention à Kisangani. Il a également souligné que le Rwanda avait le devoir d’user de sa forte influence pour faire en sorte que le RCD?Goma ne se livre à aucun acte de ce genre. Il a demandé à la Mission de l’Organisation des Nations Unies au Congo (MONUC) de poursuivre ses enquêtes en coopération avec le Haut Commissariat aux droits de l’homme afin de recueillir des informations supplémentaires sur les massacres qui s’étaient produits à Kisangani et de formuler des recommandations sur les mesures concrètes à prendre pour mettre fin à l’impunité une fois pour toutes. Il a rappelé le mandat confié à la MONUC, à savoir assurer la protection, conformément à la résolution 1417 (2002) du Conseil du 6 juin 2002, des civils sous la menace imminente de violences physiques, dans les zones de déploiement de ses unités armées et pour autant qu’elle l’estimait dans les limites de ses capacités.
II.PROGRAMME DE LA MISSION ET OBSERVATIONS GÉNÉRALES
3. Durant la mission, la Rapporteuse spéciale a pu rencontrer des membres du Gouvernement de la République démocratique du Congo, notamment le Ministre des droits de l’homme, le Ministre de la justice et le Vice-Ministre des affaires étrangères. Elle a eu aussi plusieurs entretiens avec des représentants des organismes des Nations Unies et d’organisations non gouvernementales internationales (ONG). Dans toutes les villes où elle s’est rendue, elle a également rencontré un certain nombre de représentants de la société civile, notamment de communautés religieuses et d’ONG locales, ainsi que des particuliers, qui militaient pour les droits de l’homme. Elle a pu parler à des témoins et aux familles des victimes. À Goma et à Kisangani, la Rapporteuse spéciale a rencontré des dirigeants du RCD/Goma, dont son Président par intérim et plusieurs membres de son cabinet, le Gouverneur et le responsable de la police de Kisangani, ainsi que le commandant de la 7e brigade. La Rapporteuse spéciale note à ce propos que le Président par intérim du RCD?Goma lui a remis le rapport de la Commission d’enquête désignée par ce mouvement pour établir les faits survenus en mai à Kisangani.
4. La Rapporteuse spéciale tient à exprimer ses remerciements au Bureau du Haut Commissariat aux droits de l’homme en République démocratique du Congo ainsi qu’à la MONUC, en particulier à sa Section des droits de l’homme, pour le soutien et l’aide qu’ils lui ont apportés pendant sa mission.
5. La Rapporteuse spéciale note qu’elle a pu mener sa mission dans une relative liberté. Alors qu’elle pouvait, théoriquement, rencontrer qui elle voulait et se rendre partout où elle le souhaitait, la situation tendue sur le plan de la sécurité et la crainte générale que le RCD?Goma inspire à la population l’ont empêchée de rencontrer certaines personnes qui avaient de précieuses informations à communiquer mais qui ne voulaient pas être vues en sa compagnie. En dépit de ces limitations, l’information recueillie est considérable et, après avoir donné des assurances de confidentialité, la Rapporteuse spéciale a pu collecter suffisamment de données pour conclure sans hésiter que, le 14 mai 2002, les autorités du RCD?Goma s’étaient livrées à des exécutions sommaires et à des tueries extrajudiciaires de civils, de soldats et de policiers.
II. HISTORIQUE ET CONTEXTE
6. Le présent rapport porte principalement sur les constatations les plus graves de la Rapporteuse spéciale, l’accent étant mis sur les observations immédiates et les recommandations qui doivent retenir l’attention d’urgence. La situation à Kisangani après le 14 mai demeure explosive et des mesures préventives doivent être prises d’urgence pour éviter de nouveaux actes de violence. Les excès commis par les responsables du RCD?Goma sont graves et toutes nouvelles représailles pourraient déclencher une escalade de la violence qui aurait des répercussions dans d’autres régions du pays. Il n’y a guère de moyen de dissuasion face à cette violence étant donné que l’impunité est pratiquement garantie à ceux qui exercent un pouvoir quelconque, même lorsqu’ils commettent des violations graves des droits de l’homme, telles que des massacres en plein jour. Il est impératif et crucial de maintenir la stabilité à Kisangani pour assurer la poursuite d’un dialogue intercongolais incluant toutes les parties.
7. Pour ne pas perdre de vue le contexte général dans lequel se sont produits les événements considérés, la Rapporteuse spéciale rappelle les nombreux massacres et tueries extrajudiciaires dont la République démocratique du Congo est le théâtre depuis quelques années. La situation générale des droits de l’homme dans ce pays a été analysée en détail par le Rapporteur spécial sur la question dans les nombreux rapports qu’il a présentés à la Commission des droits de l’homme et à l’Assemblée générale. La question des tueries et des massacres extrajudiciaires de grande ampleur qui se sont produits précédemment est également examinée dans le rapport de l’Équipe d’enquête du Secrétaire général (S/1998/581, annexe), qui s’est rendue dans le pays entre août 1997 et avril 1998. Depuis sa nomination en août 1998, la Rapporteuse spéciale a adressé de nombreuses communications au Gouvernement de la République démocratique du Congo dans lesquelles elle faisait état d’allégations d’exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et demandait à ce gouvernement de lui faire savoir si et comment ces affaires avaient fait l’objet d’une enquête et avaient été portées devant la justice. Des résumés desdites affaires ont été reproduits dans ses rapports à la Commission des droits de l’homme (E/CN.4/1999/39/Add.1, par. 66 à 71; E/CN.4/2000/3/Add.1, par. 164 à 193; E/CN.4/2001/9/Add.1, par. 164 à 169; et E/CN.4/2002/74/Add.2, par. 239 à 241).
8. Les allégations reçues portaient notamment sur un nombre important de tueries extrajudiciaires à grande échelle de réfugiés et autres civils non armés commises par les forces gouvernementales. En 1998, la Rapporteuse spéciale a transmis au Gouvernement des allégations concernant le massacre, par des soldats, de 54 réfugiés rwandais et d’une centaine de civils congolais en mars et avril 1998, à Shabunda, dans le Sud?Kivu. Par ailleurs, 30 civils auraient été tués par des soldats du Gouvernement le 12 mai 1997 à Mudja, comté de Bukumu, dans le Kivu. Le 3 janvier 1999, plus de 300 civils auraient été tués par des soldats de l’armée congolaise à Mobé au sud de Zongo et de Bangui, au nord du pays.
9. La Rapporteuse spéciale tient à rappeler à ce propos la résolution 1999/56 de la Commission des droits de l’homme dans laquelle la Commission priait le Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en République démocratique du Congo et la Rapporteuse spéciale sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, ainsi qu’un membre du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, d’effectuer immédiatement après la signature d’un accord de cessez?le?feu ou aussitôt que les conditions de sécurité le permettraient, une mission conjointe d’enquête sur tous les massacres perpétrés dans le pays afin que les responsables soient traduits en justice. La Rapporteuse spéciale regrette que la situation et les conditions sur le terrain ne permettent toujours pas de mener une mission de cette ampleur. Elle compte travailler avec le Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en République démocratique du Congo au cours des mois à venir afin d’étudier les moyens de mener à bien cette mission sans plus tarder.
10. Au cours des dernières années, la Rapporteuse spéciale a à diverses reprises porté à l’attention du Gouvernement de la République démocratique du Congo des allégations de recours arbitraire, sommaire ou extrajudiciaire à la peine de mort, notamment un certain nombre de cas de condamnations à mort de personnes âgées de moins de 18 ans ou de personnes accusées de crimes commis alors qu’elles avaient moins de 18 ans. En octobre 1999, la Rapporteuse spéciale a été informée qu’à Bulinzi (Nwenga), des soldats du Gouvernement auraient brûlé vives 12 femmes qui étaient accusées de sorcellerie et de collaboration avec le mouvement Mai?Mai. Elle note qu’au cours de ses entretiens avec le Ministre des droits de l’homme à Kinshasa, celui?ci lui a donné l’assurance que la République démocratique du Congo n’exécuterait pas les peines de mort déjà prononcées et était résolue à abolir la peine capitale ultérieurement.
11. La Rapporteuse spéciale regrette en outre qu’à ce jour le Gouvernement de la République démocratique du Congo n’ait répondu à aucune de ses communications.
III. LE PROCESSUS DE PAIX
12. Pour mieux comprendre le contexte dans lequel les incidents considérés se sont produits, il ne faut pas oublier qu’un processus extrêmement complexe est en cours depuis plusieurs années en vue d’instaurer une paix durable en République démocratique du Congo. Le pays est divisé en territoires contrôlés par le Gouvernement ou par diverses factions rebelles. En 1997, le Président Laurent Désiré Kabila a renversé par les armes le régime autoritaire de Mobutu Sese Seko. M. Kabila mène lui aussi une politique autoritaire et le conflit armé n’a pas pris fin.
13. L’état de guerre entre le Gouvernement et les forces rebelles s’est aggravé en 1998. Les négociations ont abouti à l’Accord de cessez?le?feu conclu à Lusaka le 10 juillet 1999, lequel instaurait un dialogue politique entre le Gouvernement, les factions rebelles, l’opposition non armée et les éléments de la société civile. L’Accord de cessez?le?feu contenait des dispositions prévoyant la normalisation le long des frontières du pays, ainsi que le contrôle du trafic d’armes et de l’infiltration de groupes armés. Il prévoyait aussi la création d’une commission militaire mixte (CMM) composée de deux représentants de chaque partie et présidée par l’Organisation de l’unité africaine (aujourd’hui l’Union africaine). La République démocratique du Congo a signé l’Accord de cessez?le?feu, de même que l’Angola, la Namibie, l’Ouganda, le Rwanda et le Zimbabwe. Le Mouvement pour la libération du Congo (MLC) et le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD) ont signé l’Accord le 1er et le 31 août 1999, respectivement. Mais le RCD?Goma ne l’a pas signé. Quelques mois plus tard, le processus de paix a été interrompu et Laurent Kabila s’en est pratiquement retiré. Le 16 janvier 2001, Laurent Kabila a été assassiné par l’un de ses gardes du corps. Son fils, Joseph Kabila, lui a succédé à la présidence et a repris le processus de paix.
14. Accueillant avec satisfaction le rapport du Secrétaire général en date du 15 juillet 1999, le Conseil de sécurité, dans sa résolution 1258 (1999) du 6 août 1999, a autorisé le déploiement de 90 membres du personnel militaire de liaison des Nations Unies au maximum, ainsi que du personnel civil voulu. Le mandat de cette présence des Nations Unies a été depuis prorogé et modifié par le Conseil. Par sa résolution 1279 (1999) du 30 novembre 1999, ce dernier a décidé que le personnel dont le déploiement avait été autorisé précédemment constituerait la MONUC.
15. En dépit de ces mesures, les années qui ont suivi ont été marquées par des violations répétées du cessez?le?feu et par la poursuite de la présence de troupes étrangères dans bien des régions de la République démocratique du Congo. Après plusieurs semaines de négociations à Sun City (Afrique du Sud) en avril 2002, un accord de partage du pouvoir partiel a été signé par le MLC et le Gouvernement du Président Joseph Kabila. Les responsables du RCD n’ont toutefois pas signé cet accord, et la crainte que les combats se poursuivent et s’intensifient, notamment dans l’est du pays, ne s’est pas dissipée. Dans un climat d’instabilité croissante et d’affrontements répétés entre le RCD et l’armée gouvernementale, les Présidents du Rwanda et de la République démocratique du Congo ont signé, le 30 juillet 2002, un accord de paix visant à mettre fin au conflit qui les opposait. L’ONU et l’Afrique du Sud se sont portées garantes de cet accord, en vertu duquel le Rwanda s’est engagé à retirer ses troupes de la République démocratique du Congo. Parallèlement, le Gouvernement de la RDC a accepté d’aider à désarmer les milices hutues rwandaises accusées d’avoir participé au génocide de 1994. Mais en août 2002, la reprise des combats dans l’est du pays a remis l’accord en question.
IV. CONSTATATIONS ET OBSERVATIONS
16. La Rapporteuse spéciale note qu’il n’a pas été possible durant sa mission de faire le point de la situation en République démocratique du Congo dans le détail étant donné que la visite a été organisée dans l’urgence et que le temps et les moyens manquaient. Si la mission portait principalement sur les événements qui se sont déroulés à Kisangani le 14 mai 2002 et immédiatement après, la Rapporteuse spéciale a bien eu la possibilité de s’entretenir avec des groupes non gouvernementaux à Kinshasa au sujet des massacres extrajudiciaires qui auraient eu lieu dans diverses régions du pays. Les informations qui lui ont été données présentaient sous un jour très sombre la situation des droits de l’homme dans le pays, y compris dans la capitale. Nombre d’entre elles faisaient état de soldats de l’armée gouvernementale et de policiers arrêtant les automobilistes à divers postes de contrôle à Kinshasa et exigeant de l’argent sous la menace des armes. On a notamment cité l’exemple d’un automobiliste qui, en septembre 2001 à Kinshasa, avait doublé la voiture d’un général et qui aurait été sorti de force de son véhicule et roué de coups par les gardes du corps de l’officier jusqu’à ce que mort s’en suive. Il semblerait que de tels cas soient symptomatiques du climat général d’impunité et de non?droit qui règne en République démocratique du Congo et permet de graves violations des droits de l’homme, y compris des tueries extrajudiciaires.
17. La Rapporteuse spéciale a soulevé ces questions au cours de ses entretiens avec des représentants du Gouvernement à Kinshasa, et elle est résolue à continuer de suivre la situation et les cas qui lui ont été signalés. En même temps, ses interlocuteurs ont été unanimes à reconnaître que ces excès étaient moins fréquents depuis quelques années. Un certain nombre d’entre eux ont dit leur désespoir que le Gouvernement et les autorités de fait ne puissent ni ne veuillent mettre un terme à l’impunité dont jouissaient les auteurs de tueries extrajudiciaires. L’impunité était à leur sens une cause majeure de la poursuite des exécutions extrajudiciaires, sommaires et arbitraires. Les violations des droits de l’homme commises dans le pays sont directement liées à l’instabilité politique qui, à son tour, conduit nécessairement à une mauvaise gouvernance et à l’absence de justice. Seuls des efforts sincères de la part des responsables politiques et militaires qui exercent le pouvoir en République démocratique du Congo permettront de sortir de ce cercle vicieux.
18. Les événements du 14 mai 2002 à Kisangani ne peuvent être dissociés du climat général de violence qui règne dans le pays, mais ils montrent combien il est urgent de poursuivre le processus de paix pour que la population n’ait pas constamment à craindre pour sa vie. S’il est clair que les investigations doivent continuer pour établir le détail des faits et pour mieux connaître le profil des victimes et des auteurs des violences qui ont eu lieu le 14 mai 2002 et les jours suivants à Kisangani, la Rapporteuse spéciale tient à faire quelques observations préliminaires reposant sur l’information reçue et les témoignages dont elle dispose à ce stade. Ces matériaux indiquent que des tueries extrajudiciaires et des exécutions sommaires ont été perpétrées dans cinq grands sites au moins (municipalité de Mangobo, aéroport de Bangoka, camp militaire de Ketele, pont de Tshopo et centre de détention au quartier général de la 7e brigade). En relatant ces événements, on s’efforcera de dégager une chronologie pour illustrer la séquence apparente des incidents survenus le 14 mai 2002.
19. Vers 5 heures du matin le 14 mai 2002, des coups de feu sporadiques auraient été entendus dans le centre de Kisangani au moment où des dissidents se seraient rendus à la prison locale pour libérer les prisonniers, puis à la station locale de la radiotélévision nationale congolaise (RTNC). À 6 heures du matin, les dissidents se seraient emparés de la station de radio apparemment sans résistance et sans que des coups de feu soient tirés. Dans leur proclamation, dont plusieurs interlocuteurs ont remis la transcription à la Rapporteuse spéciale, les dissidents appelaient la population à se soulever contre «les envahisseurs rwandais», «à tuer les Rwandais» et «à les chasser». Ils appelaient également la MONUC et sa station de radio Okapi à informer le Gouvernement de la République démocratique du Congo de la situation et à lui transmettre leur demande de renfort. Enfin, ils appelaient des commandants militaires nommément désignés et des organisations de la société civile à se joindre à eux. En réponse à cette proclamation radiodiffusée, des civils et des soldats ont commencé à se diriger vers le centre de Kisangani depuis les faubourgs. Selon diverses sources, jusqu’à 5 000 personnes seraient descendues dans la rue.
20. Entre 7 h 50 et 8 h 10, les responsables du RCD?Goma auraient annoncé à la radio qu’ils avaient repris la station de la RTNC. Dans des proclamations diffusées par la suite, le commandant par intérim de la 7e brigade, Ivon Nguizama, et le Gouverneur se sont adressés à la population, annonçant que «les fauteurs de troubles et les voleurs sont désormais en fuite et que la ville est de nouveau sous le contrôle du RCD». (La Rapporteuse spéciale a rencontré le commandant Nguizama qui est actuellement aux arrêts à Goma.) Les habitants ont reçu l’ordre de rester chez eux, car les troupes du RCD «tueraient tous ceux qui se trouvaient dans la rue». Intervenant à la radio, le Gouverneur a interdit tout attroupement et toute réunion publique. Vers midi, le RCD?Goma avait repris le contrôle de la ville. Vers 11 heures ou midi, deux appareils transportant 120 soldats appartenant à la «Brigade zoulou?Tigre» sont arrivés de Goma, de même qu’un avion transportant une délégation militaire de haut niveau;celle?ci comprenait le commandant actuel de la 7e brigade à Kisangani, Laurent Kunda, qui se trouvait à Goma pour rencontrer son prédécesseur, le commandant Gabriel Amisi (connu aussi sous le nom de «Tangofort»), ainsi que le commandant Bernard Byamungu de la 72e brigade. Divers témoignages et informations donnent à penser que ces officiers supérieurs avaient la responsabilité de planifier et mettre en œuvre l’opération menée à Kisangani le 14 mai et immédiatement après.
21. Selon le rapport de la Commission d’enquête officiellement désignée par le RCD?Goma, sept personnes ont été tuées par des habitants qui s’en sont pris à des Rwandais comme les dissidents les y avaient engagés: M. Ndayire, homme d’affaires rwandais, qui a été lapidé à mort devant le bâtiment «Lengema»; le garde du corps du commandant Nguizama, appelé «Zaïrois», a été sorti de prison et tué par balles, après quoi son corps a été brûlé dans le centre de Kisangani; le commandant Saidi a été lapidé et sabré au coupe-coupe devant le bâtiment municipal de Mangobo; un visiteur, Bongungu Fili, a été tué par la foule qui cherchait le commandant «Franck», du RCD/Goma à son domicile de l’avenue Mamayemo; un enfant de 3 ans a été tué dans le même incident, apparemment par une balle perdue; un policier nommé Okito, d’ethnie hema, qui était le commandant du camp de Lumbulumbu, a été tué à Mangobo; une jeune femme appelée «Yalanga», a été tuée au coupe-coupe, apparemment parce qu’elle avait l’air rwandaise. Les informations fournies par des observateurs internationaux et des observateurs indépendants locaux font état des mêmes victimes, qui auraient été tuées par la foule au moment de l’occupation de la station de radio de la RTNC.
22. Dans des entretiens avec la Rapporteuse spéciale, les responsables du RCD?Goma ont souligné qu’à leur avis la proclamation des dissidents incitant «à tuer des Rwandais» se référait non seulement aux personnes de nationalité rwandaise, c’est?à?dire à des étrangers, mais aussi à des Tutsis congolais ou Banyamulenge. Selon les autorités, la langue locale, le lingala, ne fait pas clairement la distinction entre les personnes de nationalité rwandaise et les Tutsis congolais. Du fait de cet «appel au génocide», toute personne d’apparence rwandaise, risquait également d’être tuée. D’autres sources locales ont cependant dit à la Rapporteuse spéciale que le lingala permettait bien de faire clairement la distinction entre ces deux catégories de personnes. Peu importe au demeurant, car il y a eu manifestement incitation à la violence contre des ressortissants rwandais. Étant donné la complexité ethnique de la région, une foule a pu élargir le sens du message et attaquer quiconque lui semblait Rwandais. Durant un entretien avec les autorités à Kisangani, le commandant Kunda a déploré que les rebelles aient incité à tuer pour des raisons ethniques. Il a expliqué que son garde du corps, un Tutsi congolais, était emprisonné avec un autre soldat non tutsi et que la foule s’était emparé de son garde du corps et l’avait tué.
23. Il faut aussi préciser que la proclamation radiodiffusée avait bien des relents nationalistes et semblait viser seulement les ressortissants rwandais. L’incitation au meurtre, contre des étrangers ou des nationaux, est toujours intolérable et injustifiable, mais l’appel des dissidents montre bien quelles étaient les causes de leur ressentiment et leurs intentions.
24. Outre les tueries qui viennent d’être mentionnées, le rapport établi par la Commission d’enquête du RCD?Goma identifie une deuxième catégorie de victimes: a) les soldats et policiers tués pendant les combats entre les soldats rebelles et les forces loyalistes; et b) les civils tués par les forces du RCD/Goma pendant l’opération visant à désarmer et à «neutraliser» les civils portant des armes à feu. Le rapport range dans cette catégorie un policier loyaliste et un civil. D’autres victimes ont été recensées, mais elles n’ont pas péri aux mains des troupes du RCD/Goma. Selon le rapport, comprenant que la rébellion allait échouer, un groupe de rebelles a rallié le groupe appelé «Bana États-Unis» (mouvement politique militant que les rebelles avaient invité à se joindre à la rébellion dans leur proclamation radiodiffusée) et s’est rendu dans la municipalité de Mangobo, ce qui y a entraîné des combats prolongés entre les rebelles et les forces royalistes qui ont fait 21 victimes civiles.
25. D’autres sources, et notamment plusieurs témoins oculaires, indiquent que les 14 et 15 mai 2002, les troupes du RCD?Goma ont usé d’une violence meurtrière excessive, aveugle et délibérée contre des civils non armés à Mangobo, en particulier dans les quartiers de Matete, Walengola, Walendu, Bambole, Baboa et Babali. Certaines des victimes auraient été tuées par des coups de feu tirés à l’aveuglette dans le but de terroriser la population, tandis que d’autres auraient trouvé la mort dans ce qui semble être des exécutions extrajudiciaires délibérées. En outre, un nombre non confirmé de personnes auraient été enlevées et auraient disparu de la localité de Mangobo. De nombreux cas de pillage, de mauvais traitements et de viol auraient eu lieu au cours de ces opérations. Si l’on ne peut déterminer sans procéder à des enquêtes plus poussées le nombre exact de personnes exécutées sommairement et de façon extrajudiciaire à Mangobo, la Rapporteuse spéciale dispose des noms de 48 civils exécutés dans ces conditions le 14 mai 2002. Cette information a été pleinement confirmée par des témoins oculaires blessés et par les familles des victimes. Les médecins qui ont soigné les blessés ont confirmé que beaucoup d’entre eux avaient été atteints à bout portant. Un homme a été tué alors qu’il se lavait.
26. Vers 9 heures du matin, le 14 mai, des soldats loyaux au RCD/Goma auraient commencé à arrêter des policiers et des militaires soupçonnés d’avoir pris part à la mutinerie, principalement à Makiso et au camp de Ketele. En outre, un grand nombre de policiers auraient été arrêtés après avoir été convoqués au siège de la 7e brigade. Des responsables du RCD/Goma auraient confisqué des véhicules privés dont des témoins ont par la suite confirmé qu’ils avaient servi au transport des détenus qui allaient être sommairement exécutés ou des corps à enterrer. Selon des informations et des témoignages oculaires, dans la nuit du 14 mai, des camions ont conduit un nombre inconnu de soldats et de policiers à l’aéroport de Bangoka, à 15 km de Kisangani, où ils auraient été exécutés et enterrés dans un lieu inconnu. Dans un cas, deux soldats avaient été abattus, mais l’un avait survécu et avait été laissé pour mort alors qu’il gisait inconscient. Il avait par la suite réussi à s’enfuir. La Rapporteuse spéciale a entendu le témoignage d’un certain nombre de personnes qui avaient vu des soldats détenus à Bangoka avant leur disparition. Elle a également entendu des témoignages faisant état d’exécutions sommaires qui auraient eu lieu au camp de Ketele à Kisangani.
27. Pendant la nuit du 14 mai, on a également vu des camions transportant des policiers et des soldats en état d’arrestation arriver au pont de Tshopo et à UNIBRA beach. Des soldats du RCD?Goma auraient bloqué tous les accès au pont avant cette opération. D’après les témoins, un grand nombre de policiers et de soldats, les mains liées, avaient reçu l’ordre de se coucher par terre et avaient ensuite été abattus, tués à coups de machette ou égorgés sur le pont de Tshopo par des soldats loyalistes du RCD/Goma. Selon ces témoins, bon nombre des auteurs de ces actes étaient des soldats coiffés d’un béret rouge. Il semble que certains des corps aient été décapités avant d’être jetés à l’eau. Quelques corps auraient été placés dans des sacs en plastique. Un témoin avec lequel la Rapporteuse spéciale s’est entretenue avait parlé à quatre soldats qui se lavaient et nettoyaient leurs vêtements pour faire disparaître les traces de sang après s’être débarrassés des cadavres des victimes des exécutions sommaires. Plus tard, des témoins ont également vu des soldats qui tentaient de recouvrir de sable des flaques de sang sur le pont. La Rapporteuse spéciale s’est entretenue avec un certain nombre de témoins vivant à proximité du pont de Tshopo, qui avaient entendu des coups de feu puis vu des traces de sang sur le pont. Le bruit «d’une opération» sur le pont de Tshopo s’était semble?t?il répandu rapidement et, le lendemain, un certain nombre de personnes étaient déjà au courant.
28. Le 16 mai au matin, le pont a été rouvert et quelques soldats sont restés à proximité. Vers le soir, on a vu les premiers corps flotter dans la rivière Tshopo. Selon un témoin oculaire, le premier cadavre qui est remonté à la surface était nu, les mains entravées par un linge. Le lendemain matin, vers 7 heures, d’autres corps sont apparus, certains décapités, d’autres ligotés ou enfermés dans des sacs. Au moins 20 corps ont été vu les 16 et 17 mai par des pêcheurs ou des riverains à proximité du pont d’UNIBRA Beach et à Isangi, en aval. Des observateurs militaires de la MONUC et des membres du personnel humanitaire ont compté 12 corps flottant dans la rivière le 17 mai entre 7 heures et 8 heures du matin. À la suite de ces événements, des soldats du RCD?Goma ont bouclé les environs du pont et de la plage le même jour vers 8 h 30. Des coups de feu ont été tirés en l’air pour éloigner les riverains venus observer la scène. Des membres du personnel de la MONUC et du CICR qui tentaient d’avoir accès au site ont été refoulés avec fermeté. Entre midi et 15 heures, des témoins ont vu des soldats du RCD?Goma repêcher les corps et les charger dans deux camions, dont un Leyland jaune (immatriculé HZ 51 67 B) appartenant à un particulier et réquisitionné auparavant par des officiers du RCD/Goma.
29. Selon les mêmes sources, les corps repêchés dans la rivière auraient été ensevelis en un lieu inconnu. Des rumeurs faisaient état de l’existence d’une fosse commune en bout de piste à l’aéroport de Bangoko. Selon d’autres informations, une fosse aurait été creusée au cimetière de la Croix?Rouge, puis abandonnée. Une tranchée de très grande dimension a effectivement été laissée béante au cimetière de la Croix?Rouge. Les autorités du RCD/Goma admettent avoir recouvré 11 cadavres mais sont restées évasives lorsqu’il leur a été demandé où les corps repêchés dans la rivière avaient été enterrés. Elles ont déclaré en avoir enseveli certains, les autres l’ayant été par la Croix?Rouge locale, mais elles n’ont pas révélé l’emplacement des tombes. La Rapporteuse spéciale a tout fait pour s’entretenir avec des membres de la Croix-Rouge locale, mais il semble que ceux-ci ne tenaient pas à lui parler.
30. Au sujet de ces incidents, la Commission d’enquête du RCD/Goma note dans son rapport qu’un groupe de quatre soldats rebelles se serait enfui en direction de la rivière Tshopo, aurait pris en otage un homme d’affaire belge, M. Troupin, et volé son canot à moteur. Après avoir abandonné M. Troupin, les quatre rebelles auraient chaviré avec leur embarcation avant d’atteindre la ville de Bumba. L’un d’entre eux se serait noyé et les trois autres auraient survécu. Mais selon le rapport de cette commission, ce ne serait pas moins de 11 rebelles qui s’étaient noyés alors qu’ils tentaient de s’échapper et dont on aurait repêché le corps dans la rivière. Interrogés sur l’emplacement de leur sépulture, les responsables du RCD?Goma n’on donné aucune précision, et rien n’est dit non plus à ce sujet dans le rapport de la Commission d’enquête. Le RCD?Goma dément catégoriquement que des exécutions aient eu lieu le long de la rivière Tshopo. Le rapport fait manifestement apparaître une incohérence: la Commission déclare qu’un rebelle s’est noyé mais elle admet par la suite que 11 corps ont été repêchés, sans en préciser l’origine.
31. Dix-sept déserteurs (rebelles) étaient en état d’arrestation au centre de détention du quartier général de la 7e brigade à Kisangani. Les personnes dont les noms suivent s’y trouvaient au moment où la Rapporteuse spéciale s’est rendue dans ce centre: Bembide Gegbele, Kongolo Ekofo, Jean-Claude Azagu, Roger Besoke, David Bofola, Toso Alomo, Gelongo Bolima, Nyembo Kitenge et Kasongo Monga. Un autre détenu appartenant au même groupe, Mudaka Akungu, aurait été hospitalisé et les sept autres auraient été en «réorientation». Un prisonnier avait été libéré auparavant. La Rapporteuse spéciale s’est entretenue avec trois de ces personnes, qui craignaient pour leur vie. Pendant sa visite au centre de détention et par la suite, on lui a parlé de détenus qui avaient été emmenés hors du centre de détention et abattus. Les familles de ces détenus ne savaient rien du sort qui leur avait été réservé ni du lieu où ils se trouvaient. Un soldat qui s’était échappé leur avait dit que certains des détenus étaient exécutés pendant leur transfert.
32. Dans son rapport, la Commission du RCD/Goma fait état de 41 morts au total au cours des événements survenus le 14 mai 2002 et les jours suivants. Selon elle, et comme on l’a déjà dit, les forces loyalistes du RCD?Goma seraient directement responsables de la mort d’une seule personne, un civil armé. Les 40 autres décès sont expliqués comme suit: 7 personnes ont été tuées par des éléments incontrôlés; 1 policier loyaliste a été tué lors d’affrontements avec les dissidents; 11 rebelles se sont noyés dans la rivière Tshopo en tentant de s’échapper et 21 civils ont été fauchés par des tirs croisés dans la ville de Mangobo. Autrement dit, deux combattants armés seulement auraient été tués au cours des affrontements, tandis que 21 civils auraient perdu la vie et constitueraient ce qu’on appelle des «dégâts collatéraux». Lors d’un entretien avec la Rapporteuse spéciale, la direction du RCD?Goma a indiqué que ses forces n’avaient exécuté personne, sommairement ou autrement, le 14 mai ou par la suite, ce qui montre bien que le processus d’enquête officielle n’est qu’une mascarade.
33. Un certain nombre de sources ont remis à la Rapporteuse spéciale des listes des personnes que les autorités auraient exécutées. La Rapporteuse spéciale s’est efforcée de les vérifier par recoupement en usant de la plus grande prudence. (Les personnes portant des noms identiques n’ont été comptées qu’une fois; en même temps, il convient de noter que la même personne peut apparaître sous des noms différents.) Selon ses calculs fondés sur les informations qui lui ont été données, 103 civils et 60 policiers ou soldats auraient été exécutés sommairement à l’occasion des événements du 14 mai. En outre, 20 cadavres ont été vus flottant dans la rivière Tshopo. On a fait observer qu’un certain nombre de corps jetés dans la rivière peuvent ne jamais être remontés à la surface ni avoir été découverts. Ces chiffres ne donnent qu’une idée de l’ampleur possible des exécutions sommaires.
V. OBSERVATIONS FINALES
34. La Rapporteuse spéciale souligne que les autorités se sont légitimement inquiétées lorsque les rebelles ont pris le contrôle de la station de radio de la RTNC et diffusé leur message, et qu’il leur fallait réagir. En premier lieu, une rébellion contestait leur pouvoir. Deuxièmement, les messages diffusés ont effectivement incité la population à commettre des actes de violence et à tuer des «Rwandais». Toutefois, les mesures de représailles et de répression prises par le RCD?Goma ont été impitoyables et visaient à punir collectivement une population tout entière, notamment les soldats et les policiers, afin de faire taire toute opposition aux abus de pouvoir commis par le mouvement et à son alliance avec les troupes rwandaises présentes dans la région. À ce propos, la Rapporteuse spéciale tient à noter que le Président par intérim du RCD?Goma a admis la présence de troupes rwandaises lorsqu’en réponse à une question sur les forces étrangères à Kisangani, il a déclaré: «bien sûr, il y a des soldats étrangers au Congo: des Ougandais, des Zimbabwéens, des Rwandais…». La majorité des personnes avec lesquelles la Rapporteuse spéciale s’est entretenue étaient profondément hostiles à la présence de soldats rwandais qui constituaient à leur avis un obstacle majeur à la paix. Le massacre de mai n’a fait qu’exacerber les tensions et l’opposition aux autorités et à leurs alliés rwandais.
35. Les autorités du RCD?Goma exploitent la situation en soulignant et en proclamant que les dissidents appelaient clairement la population à tuer les Tutsis congolais et les Banyamulenge. Elles justifient le recours à la force après la rébellion par la nécessité de protéger la population tutsie. Ce faisant, elles isolent la communauté tutsie du reste de la population, la rendent vulnérable et divisent la société. Un certain nombre des interlocuteurs de la Rapporteuse spéciale ont dit craindre une autre campagne de violence ethnique, que les autorités elles?mêmes pourraient lancer dans le but de monter une nouvelle «opération» contre les dissidents et de faire taire l’opposition une fois pour toutes. Étant donné le lourd passé de violences et de conflits ethniques qui est celui de la République démocratique du Congo, la Rapporteuse spéciale est d’avis que le caractère explosif de la situation a de quoi inquiéter.
36. Comme souvent lorsque la situation politique est extrêmement instable, les rumeurs et la désinformation abondent en République démocratique du Congo. La Rapporteuse spéciale a entendu plusieurs théories contradictoires au sujet de la mutinerie ou de la rébellion. Beaucoup sont convaincus que les autorités du RCD?Goma elles?mêmes ont organisé la mutinerie. La Rapporteuse spéciale ne penche pas pour cette théorie étant donné les faits et l’information qui ont été portés à sa connaissance pendant la mission.
37. Au moment où la Rapporteuse spéciale se trouvait à Kisangani, les rapports entre le RCD?Goma et la MONUC se tendaient de plus en plus. Les autorités ont déclaré à la Rapporteuse spéciale qu’elles considéraient la MONUC comme partiellement responsable de la mutinerie. Leurs soupçons s’appuyaient essentiellement sur les émissions de Radio Okapi et le travail de la MONUC avec des groupes de la société civile, que le mouvement considère comme une menace à son autorité. Les responsables de la MONUC affirment que la Mission est restée neutre et s’en est tenue à son mandat.
38. En même temps, les membres de la société civile sont indignés par le comportement de la MONUC. Ils espéraient qu’elle interviendrait physiquement pour protéger la population contre les excès et les brutalités du RCD?Goma après le 14 mai. Un grand nombre de membres et de dirigeants de la société civile sont aujourd’hui en fuite. Leur vie est menacée et ils comptent sur la MONUC pour les protéger. Celle?ci fait l’objet d’intenses pressions. Dans les circonstances actuelles, sa présence revêt une importance décisive. La Rapporteuse spéciale accueille avec satisfaction la résolution 1417 (2002) du Conseil de sécurité en date du 14 juin 2002, dans laquelle le Conseil a réaffirmé le mandat confié à la MONUC, à savoir assurer la protection des civils sous la menace imminente de violences physiques.
39. Au cours de leurs entretiens avec la Rapporteuse spéciale, les responsables du RCD?Goma et divers observateurs ont indiqué qu’ils avaient constaté des troubles et des tensions croissantes parmi la population, les soldats et la police, avant et après les incidents du 14 mai. Le 8 mars, une foule d’étudiants a manifesté à Kisangani contre les coupures d’électricité. Les maigres progrès réalisés dans le dialogue intercongolais à Sun City ont été une déception de plus pour la population. Les soldats et les policiers ne recevaient pas régulièrement leur solde, ce qui ajoutait à leur frustration. Le fait que, 4 000 à 5 000 civils, chiffres donnés par les autorités, ont répondu à l’appel des rebelles, donne donc bien le sentiment que la population de Kisangani est opposée à la présence d’éléments de l’Armée patriotique rwandaise et en rend les autorités responsables. Le contexte des événements du 14 mai souligne la fragilité de la situation. La tension ne s’est pas dissipée et certains prévoient que de nouvelles effusions de sang et d’autres massacres pourraient se produire si les responsables des tueries du 14 mai ne sont pas traduits en justice.
VI. CONCLUSIONS
40. L’autorité de fait de Kisangani, le RCD/Goma, est responsable des massacres commis après qu’elle a repris le contrôle de la station de radio locale. La Rapporteuse spéciale dispose d’informations indiquant que 48 civils et au moins 41 soldats et policiers auraient été exécutés de manière extrajudiciaire par le RCD/Goma. Ces chiffres sont nettement supérieurs à ceux donnés par le mouvement, ce qui souligne encore plus combien il est urgent de poursuivre les investigations, notamment les expertises médico?légales, pour établir le détail des faits ainsi que le profil des victimes et des responsables des événements qui se sont produits le 14 mai 2002 et dans les jours qui ont suivi. Il se peut que le nombre réel de victimes soit sensiblement plus élevé, car c’est sous une pression intense et dans une société traumatisée et terrorisée que les informations actuellement disponibles ont été rassemblées.
41. Il est consternant que les autorités croient pouvoir commettre des violations aussi flagrantes des droits de l’homme en toute impunité. L’enquête officielle menée par la direction du RCD?Goma s’est réduite à une exonération des représentants et des soldats du mouvement de toute violation des droits de l’homme. Elle renforce encore le sentiment que les autorités font tout leur possible pour protéger les responsables et dissimuler les faits.
42. Les détenus qui se trouvent au centre de détention du quartier général de la 7e brigade à Kisangani sont persuadés que les autorités les exécuteront avant qu’ils puissent être traduits en justice dans des conditions raisonnables.
43. Plusieurs membres de la société civile sont également en fuite, de peur d’être la cible d’actes de violence. La Rapporteuse spéciale a le sentiment que leur vie est en danger et qu’une protection doit leur être accordée d’urgence.
44. La Rapporteuse spéciale est atterrée que les autorités n’aient pris aucune mesure de confiance pour dissiper les craintes de représailles ethniques ou convaincre la population de trouver une solution aux tensions ethniques qui risquent de monter dans la société. Il lui semble au contraire que certains membres du RCD?Goma ont tendance à ramener tout l’incident à une incitation à la violence ethnique et à s’en servir pour aggraver encore la situation.
45. Il existe une possibilité de poursuivre le dialogue intercongolais avec une vigueur renouvelée en y incluant toutes les parties au différend. Le RCD?Goma s’est dit très désireux de participer à cette initiative et a reconnu que c’était le dialogue, et non pas l’agression, qui permettrait d’arriver à la paix et de mettre fin à la violence.
VII. RECOMMANDATIONS
46. Le Conseil de sécurité devrait faire davantage pression sur tous les pays voisins, et en particulier sur le Rwanda, pour qu’ils négocient de bonne foi un retrait total de leurs forces du territoire de la République démocratique du Congo, conformément aux résolutions qu’il a adoptées.
47. L’instabilité dans la région exige la démilitarisation de Kisangani, sinon la violence, la répression et les représailles se poursuivront ou se reproduiront. La Rapporteuse spéciale appuie pleinement la démilitarisation de Kisangani exigée par le Conseil de sécurité et d’autres instances concernées de la communauté internationale. Il est impératif que les autorités de Kisangani donnent suite promptement aux résolutions du Conseil sur la question. Le Conseil est en outre encouragé à étudier des mécanismes propres à assurer la mise en œuvre de ses résolutions. Le processus de dialogue intercongolais doit se poursuivre. L’adoption de mesures en vue de la démocratisation de la République du Congo est le seul moyen d’arriver à la paix et de la maintenir. Il faudrait convenir d’un cadre définissant les rapports entre le Gouvernement central d’une part, et les régions et les autorités locales, d’autre part.
48. Il faut mettre fin d’urgence à l’impunité totale dont jouissent les auteurs de violations graves des droits de l’homme, et les autorités doivent procéder immédiatement à l’arrestation de ceux qui ont ordonné le massacre de civils, de soldats ou de policiers ou y ont participé. Les procès des auteurs de ces actes devraient être publics et se dérouler en présence d’observateurs du Bureau du Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme en République démocratique du Congo, de la MONUC et de membres de la société civile à Kisangani. Un moratoire total devrait être imposé sur les exécutions, étant donné que la réalité sur le terrain ne permet pas de penser qu’il existe, ou qu’il existera prochainement, un système judiciaire indépendant.
49. La Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme en République démocratique du Congo est invitée à jouer un rôle directeur de manière que la mission conjointe qu’elle doit effectuer avec la Rapporteuse spéciale sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et un membre du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, demandée par la Commission des droits de l’homme dans sa résolution 1999/56, puisse avoir lieu sans plus tarder.
50. Les particuliers soupçonnés d’avoir commis des meurtres en réponse à la proclamation radiodiffusée ne devraient pas non plus bénéficier de l’impunité. On ne croit cependant guère à l’équité du système et encore moins à la neutralité des autorités, et la persécution délibérée de leurs opposants ne peut être exclue. Aussi la Rapporteuse spéciale recommande?t?elle ce qui suit:
a) Les arrestations auxquelles les autorités procèdent en rapport avec les meurtres commis à la suite de la proclamation radiodiffusée devraient être notifiées à la Section des droits de l’homme de la MONUC et au Bureau du Haut?Commissariat en République démocratique du Congo, lesquels devront suivre et observer l’enquête et le procès. Le CICR devrait avoir régulièrement accès aux détenus;
b) Des informations indiquent qu’un grand nombre de personnes sont en fuite et sont pourchassées par les autorités qui les accusent légitimement ou après avoir fabriqué des preuves d’être liées à la rébellion, à l’incitation à la violence ou aux meurtres commis à la suite de la proclamation radiodiffusée. Une menace imminente pèse sur la vie de ces personnes et certaines d’entre elles envisagent réellement de se livrer aux autorités pour prouver leur
innocence ou être jugées mais hésitent à le faire de peur d’être exécutées ou victimes d’autres formes de violence. La Rapporteuse spéciale recommande donc que la MONUC apporte son aide pour que les intéressés puissent se rendre et, par la suite, surveille l’enquête et la procédure judiciaire. Le CICR devrait avoir régulièrement accès à ces détenus. La Rapporteuse spéciale est d’avis que ce rôle particulier de la MONUC serait conforme à la résolution 1417 (2002) du Conseil de sécurité par laquelle le Conseil a réaffirmé le mandat confié à la MONUC d’assurer, pour autant qu’elle le peut, la protection des civils sous la menace imminente de violences
physiques;
c) Il est manifestement nécessaire d’imprimer une dynamique au dialogue intercongolais, lequel doit aussi porter d’urgence sur les mesures à prendre pour créer une instance judiciaire chargée de juger les violations graves des droits de l’homme avec suffisamment d’efficacité pour mettre un terme à l’impunité qui prévaut en République démocratique du Congo;
d) Les membres de la société civile et les témoins ont besoin de protection, car ils risquent d’être arrêtés ou même liquidés par les autorités. La MONUC est
invitée à les protéger et la communauté internationale devrait avertir les autorités qu’aucun acte de violence à leur encontre ne sera toléré;
e) Les autorités doivent prendre l’initiative d’organiser des comités pour la paix à l’échelle de la communauté, qui seraient chargés de protéger les minorités ethniques à ce niveau. La MONUC et le Bureau du Haut Commissariat aux droits de l’homme devraient appuyer et promouvoir cette initiative. En particulier, les centres de communication de la MONUC, notamment sa radio, devraient mettre leurs installations à la disposition des responsables de ces comités pour que leurs paroles de tolérance multiculturelle parviennent à la population et réconfortent les minorités ethniques qui se sentent vulnérables à l’heure actuelle;
f) Un climat de claustrophobie fait naître les soupçons, les rumeurs et l’insécurité. La Rapporteuse spéciale a constaté que tel était le cas à Kisangani. Il est indispensable d’instaurer un dialogue entre les divers groupes de la société civile, les diverses ethnies et les autorités. Le Bureau du Haut Commissariat aux droits de l’homme dispose des compétences nécessaires pour préparer et susciter un tel dialogue entre les parties, et la Rapporteuse spéciale lui recommande vivement de s’y employer immédiatement.
