Interpellation continue Le Congo survivra-t-il aux visées du Rwanda ? (III)

Parmi les réactions enregistrées, personne ne conteste l’efficacité d’une politique consistant à impliquer des Blancs pour ce qui est de changer radicalement la gouvernance au Congo. Ce qui semble le plus choquer c’est l’aveu d’échec des élites congolaises. Ainsi, les élites réagissent plus par amour propre que par la raison. L’aveu d’échec nous paraît insupportable, alors que celui-ci est patent.

Toutefois, le véritable débat de fond qui devrait suivre la publication de mes articles sur l’avenir du Congo se fait toujours attendre. Pourquoi ce silence ? Il y a des personnes qui m’appellent au téléphone pour me donner leur opinion. Je les invite plutôt à intéresser le public à leur démarche.

Toute personne honnête convient que l’indépendance, dans notre pays, n’a guère amélioré le sort des populations. Ne parlons même pas de la situation économique dans un pays qui a beaucoup souffert d’instabilité politique et institutionnelle. Et pourtant, ne devrait-on pas pouvoir dire que l’accession du congolais au statut de citoyen libre le 30 juin 1960 a dû améliorer son sort ne fût-ce que sur le seul plan du droit ? Rien n’est moins sûr cependant. Certes, à l’époque coloniale, les déplacements étaient soumis à un « passeport de mutation », pratique autoritaire destinée à contrôler les mouvements des populations mais qui avait par contre le mérite de restreindre l’exode rural. Le Congolais était aussi victime d’un véritable apartheid, exclu des endroits fréquentés par les Blancs. Le Congolais a acquis, depuis lors, le statut de citoyen d’un pays indépendant. Il est devenu plus libre de se déplacer à l’intérieur de son pays mais les exactions qu’il subit de la part des forces dites de l’ordre sont pires qu’à l’époque coloniale. Il suffit, pour un militaire désireux se faire un peu d’argent, de s’embusquer dans un coin et de se mettre à extorquer sous prétexte de contrôle d’identités. Dans le langage des militaires, la population est qualifiée de « garde-à-manger du soldat » (bilanga ya soldat).

La maltraitance de la population par les militaires au Congo en temps de paix dépasse généralement ce que l’on rencontre ailleurs. Si les militaires, dans de nombreux foyers d’instabilité en Afrique, sont brutaux avec les partisans du camp adverse, par contre, ils protègent les civils du camp qu’ils défendent. Au Congo, souvent la population ne sait pas faire la différence entre soldats amis et ennemis, tellement elle souffre des uns et des autres. A vrai dire, c’est la question du comportement de ceux qui disposent de la force qui est en question, la conception que l’individu détenteur de la force se fait de son usage dans un but supposé d’utilité publique.

Finalement, la possession de la force, même si elle procède d’un mandat public, finit par faire disparaître, dans la tête de celui qui la possède, l’idée qu’il ne la détient que par délégation du mandant. Il arrive à croire qu’elle est un attribut de sa propre puissance. Loin d’être isolée, une telle conception des choses paraît très partagée, si pas en théorie mais en pratique. Le résultat est que le peuple congolais croule sous la tyrannie, une tyrannie pire que sous la colonie. Le plus terrible est qu’il s’agit d’une tyrannie banale, insidieuse, dont les dirigeants se défendent, qui se trouve cependant partout au sein du corps social et contre laquelle l’Etat paraît impuissant, lorsqu’il n’est pas complice. Quoi d’étonnant puisque les dirigeants ne sont guère au courant du vécu quotidien de la population ? Dans certaines situations, les victimes elles mêmes finissent par croire au caractère naturel de la tyrannie, voire à sa légitimité. En effet, une des raisons qui alimente le système est le fait que les militaires et autres agents de l’Etat sont impayés, faute de ressources suffisantes parfois, si non bien souvent parce que l’argent est détourné. Dès lors, l’autorité ne peut que fermer les yeux lorsque les populations sont vampirisées par les militaires, surtout lorsque cette situation favorise la tranquillité des casernes. Les victimes des exactions ne sont pas parfois dépourvues d’une certaine compréhension à l’égard de leurs tortionnaires, ceux-ci étant obligés d’user de la force pour manger.

Le passage d’un paysan congolais dans les bureaux de l’administration est un moment où il est aussi terrorisé qu’il le fut à l’époque coloniale. Il se heurte d’abord à l’obstacle de la langue, le français, langue officielle qu’il ne comprend pas. C’est encore le français qui est la langue du droit, dans laquelle les lois sont rédigées et les jugements prononcés. Ce n’est pas drôle d’être gouverné et jugé dans une langue qu’on ne comprend pas. La conséquence est que le monde paysan et lumpen-prolétaire est exclu du peu de l’Etat de droit ayant survécu à l’incurie et à la corruption des gestionnaires de la puissance publique.

L’état des lieux de détention est à lui seul suffisant pour exprimer la dramatique situation du peuple congolais. Généralement, il est rare que les personnalités soient jetées au cachot. Sous Mobutu, il y avait des instructions précises à ce sujet, sauf lorsqu’on était déclaré opposant au Président-Fondateur. Il y a 30 ans, j’avais fait remarquer à feu Kabwita, alors Ministre de la Justice, que personne de sensé n’oserait garder sa chèvre dans les cachots où sont enfermés les citoyens congolais. Le Ministre eut l’honnêteté de visiter certains cachots à Kinshasa le lendemain, et lorsque je le revis, il avoua toute sa détresse à la suite de ce qu’il avait pu constater. J’ai passé la nuit du 16 au 17 mai 1999 au cachot de la 50e Brigade au camp Kokolo pour avoir hébergé chez moi deux jeunes réfugiés, une Rwandaise et un Burundais amis de mon neveux, détenteurs des papiers officiels visés par l’Immigration et le Haut Commissariat aux réfugiés, fait pourtant jugé délictueux par la sécurité militaire. Les conditions d’hygiène y sont indescriptibles. La plus terrible des tortures est d’être obligé d’aller faire ses besoins dans les toilettes de la Brigade. Les autorités ne peuvent pas dire ne pas savoir puisque le général commandant la brigade y a ses bureaux à 10 mètres.

Le système congolais, aujourd’hui comme hier, ne réserve pas la moindre place au paysan. Pour ce qui le concerne, le lumpen-prolétaire peut quelquefois en profiter dans la mesure où il lui arrive de bénéficier de l’électricité ou de la chaussée goudronnée, obtenue dans le cadre des financements internationaux ou réalisées dans un but de propagande. S’il n’y a pas révision fondamentale de notre conception du partage du revenu national, il y a de bonnes chances que dans un siècle le paysan congolais se trouvera encore dans sa misère actuelle. Avec un PNB par tête de 100 $ dont le Congo est crédité aujourd’hui, une voiture d’occasion de 10.000 $ représente donc ….100 ans de travail. Or, la possession d’une voiture passe pour quelque chose qui va de soi par l’ensemble des élites, ce qui met en lumière toute l’ampleur de la tragédie de nos pays. En plus de la voiture, les élites entendent jouir du confort bourgeois, occidental. Elles font soigner leurs familles dans des cliniques privées, de même que leurs enfants sont scolarisés dans des écoles privées également.

A Kinshasa, la moindre consultation dans une clinique huppée coûte 30 $, soit près du tiers du PNB par tête. Comment, dans ces conditions, envisager l’accès aux soins de santé de qualité de la population ? Rappelons que le Chef de l’Etat ayant signé un décret élaboré par l’ancienne Ministre du Travail Marie-Ange Lukiana qui fixait le SMIG des fonctionnaires à ….26 $, le Ministre des Finances fit savoir que l’état du Trésor ne permettait pas d’appliquer cette décision. Quand on pense que non seulement les Ministres mais beaucoup de ceux qui gravitent autour de la Présidence voyagent généralement en première classe, on reste pantois. Ma présence (en tant qu’Ambassadeur en Belgique) ayant été signalée par je ne sais qui à l’équipage d’un vol de la Kenya Airways Kinshasa-Naïrobi, le Commandant, venu me saluer, s’étonna que je voyage en économie, alors que l’unique passager de la première était un pasteur katangais voyageant aux frais de la Présidence congolaise.

Les dirigeants, qui ont en charge de construire écoles et hôpitaux, n’y envoient pas leurs familles. En somme, ils ne croient pas en leur propre œuvre. Personne ne fait foi aux discours pompeux sur le bien être des populations, surtout pas ceux qui les prononcent. Tout le monde est conscient de l’imposture générale et fait semblant de jouer le jeu, jusqu’au jour où le peuple retrouve la voix et envoie tout le monde paître.

Dans la situation congolaise, les demi-mesures ne peuvent servir qu’à perpétuer l’actuel état des choses. Une relative bonne gestion économique serait certainement en mesure d’améliorer le cadre macro-économique et à accroître le PIB. Cependant, à supposer même que nous arrivions à tripler le PIB en 5 ans, nous pourrions sans doute construire quelques routes, hôpitaux et écoles. Le Congo améliorerait sa position dans le classement mondial des pays, mais son PNB ne serait alors que de 300 $, le chiffre de la Zambie d’aujourd’hui.

Cela veut dire que seul un véritable plan Marshal peut conduire notre pays à une révolution économique. Or, ce plan Marshal signifie non seulement l’injection massive des capitaux frais mais aussi un encadrement politique et technique rigoureux que nous ne pouvons pas offrir. La notion de gestion implique un certain nombre de contraintes qui ne se limitent pas à la seule technicité mais aussi aux traditions, donc à la culture, lesquelles expliquent l’échec de la quasi-totalité des pays noirs africains, exception faite de l’Ile Maurice, dont d’ailleurs l’appartenance à l’Afrique noire ne tient qu’à la géographie. En effet, les deux tiers des Mauriciens sont des Indo-pakistanais, qui donnent au pays ses dirigeants. En deux décennies, l’Ile Maurice a porté son PNB par tête à 3.660 $. Si le seul fait de posséder des capitaux importants suffisait à développer une économie, le Nigeria et le Gabon, pour ne citer que ces deux pays pétroliers, auraient réussi leur développement. Il y a pire : des pays du Moyen-Orient comme l’Iran et l’Irak, vieux foyers de civilisation ayant toujours connu l’écriture et disposant de grandes traditions en matière de gouvernance, ont gagné des centaines des milliards des dollars depuis le choc pétrolier de 1973 mais n’en demeurent pas moins sous-développés. Certains experts estiment qu’ils ont gagné plus d’argent qu’il ne fut nécessaire au Japon, et encore plus à la Corée du Sud, pour prendre leur envol économique. La Côte d’Ivoire, longtemps citée comme modèle de développement, où vivaient il y a peu vingt mille français, n’avait que 620 $ de PNB par tête en 2000, alors que la Bolivie présente le chiffre de 990 $ et le Sri Lanka, 860 $.

Malgré ses 100 milliards m³ de pétrole produits en 2000, le Nigeria n’a que 270 $ de PNB par tête, contre 430 $ pour le Nicaragua, considéré comme un des pays les plus pauvres de l’Amérique latine, et 1.270 $ pour la Birmanie. Quant à notre pays, classé 225ième sur….226 d’après l’Atlas économique 2002 du Nouvel Observateur, on peut tout juste espérer, si le Rwanda le permet, atteindre le chiffre de 300 $ de PNB par tête (le Kenya est à 350 $) dans cinq ans, dans l’hypothèse optimiste où nos dirigeants se montreraient performants.

Il en résulte que la possibilité de faire du Congo un pays moderne et prospère passe par un afflux massif d’investissements et une gestion radicalement différente. Or, aucun investisseur sérieux ne voudra risquer son argent dans un pays où les Ministres, qui traînent une réputation de corruption forgée sous Mobutu, ne se croient pas obligés de respecter les lois qu’ils ont eux-mêmes édictées.

Certes, pour qu’elle existe, la corruption implique qu’il y ait un corrupteur et un corrompu. Aussi, sur ce chapitre, les Occidentaux sont loin d’être sans reproches. Dans les années 70 et 80, on avait favorisé des prêts sans grand intérêt pour le développement du pays bénéficiaire mais qui, en réalité, permettaient à certains décideurs du Nord de se sucrer grassement. Concernant notre pays, je me demande si au Congo les gens réalisent le choc ressenti par certains investisseurs venus avec l’intention sincère d’aider la population lorsqu’ils se trouvent devant un Ministre qui conditionne la signature d’un contrat par le paiement préalable de sa commission.

En deux mots comme en mille, je nous accuse, élites congolaises, d’avoir fait preuve d’incapacité notoire pour gérer notre pays dans l’intérêt de ses populations. Si l’indépendance a permis à peut-être deux cent mille personnes d’améliorer leur sort par rapport à ce qu’il fut sous la colonie, en revanche elle constitue un cauchemar pour la majorité. Sur le plan du droit, les militaires ont tellement chosifié la population que certains peuvent tuer sans qu’il leur en coûte quoi que ce soit. D’ailleurs si, sur ce plan, il y a de temps à autres des sanctions, c’est grâce aux organisations de défense des droits de l’homme, devenus des lobbys importants dans notre pays.

Le militaire est devenu, au Congo, synonyme d’insécurité. Je fis au Président Mobutu, qui refusa de me croire, le récit d’un incident s’étant déroulé sous mes yeux en 1980, dans la Province Orientale, territoire de Poko. J’assistais à une cérémonie de mariage dans un village près de Niapu lorsqu’on vit arriver 3 militaires. La plupart de gens choisirent de disparaître sans demander leurs restes. Sous l’ancien régime, les frasques du commandant de la garde civile à Matadi, surnommé « le roi des bêtes » ont longtemps défrayé la chronique. La panique que son apparition provoquait dans les bars était totale : toute femme qui lui plaisait, mariée ou pas, était amenée. L’évocation du nom de son collègue « Zing Zong », à Kinshasa, suscite encore la frayeur. Après les premiers pillages, en 1991, au cours desquels les véhicules de l’Unicef avaient été volés, le Procureur général fit poster des inspecteurs judiciaires à plusieurs points de passage où l’on voyait circuler ces véhicules. Un inspecteur en arrêta un, conduit par un militaire, qui lui révéla qu’il appartenait à Zing Zong. L’inspecteur, qui agissait en vertu d’un mandat légal, achemina le véhicule au parquet. Alors qu’il continuait la traque des véhicules volés, il se fit arrêter par les hommes de Zing Zong. Ce dernier décréta qu’il lui soit administré 200 coups de fouet sur son….pénis. Le pauvre en perdit la vie. Récemment, un colonel des FAC a été accusé de faire passer à tabac des civils à l’aéroport de Lubumbashi, pratique qui serait toujours en cours. Ce qui s’est dernièrement passé à Ankoro, et plus encore à Malemba Nkulu, ne serait pas un fait isolé. A Masina, la révolte gronde suite aux exactions répétées des éléments de la Gssp. Un nouveau commandant militaire dont l’épouse avait accouché à la clinique Ngaliema il y a 4 ans, faisait boucler tout le quartier pendant ses visites. Quand il allait voir Madame, aucun véhicule ne pouvait circuler, personne ne pouvait ni entrer ni sortir du quartier. Ce commandant ne fut jamais sanctionné. Au contraire, il ne fit que monter de grade. Que dire, à cet égard, du dernier rapport d’une organisation de défense des droits humains d’Uvira ? Dans trois cas, un commandant du RCD a fait exécuter sur les lieux mêmes de son crime un militaire qui avait tué. Le Commandant a été la seule instance de décision pour mettre fin à la vie d’une personne humaine, ce qui ne peut que relativiser le mérite de ne pas laisser impuni un crime. Un autre exemple de la conduite des militaires congolais qui me vient à l’esprit est cet adjudant que je rencontrai il y a 23 ans dans la petite ville de Niangara, qui interdisait toute circulation dans sa rue quand il faisait la sieste. Rapportés aux autorités à Kinshasa, de tels incidents suscitent leur incrédulité.

Tôt ou tard, les pays d’Afrique noire devront se résoudre à réfléchir sur la question de l’armée. A quoi sert-elle, surtout lorsque non seulement elle ne gagne pas de guerre, mais refuse de combattre ? Le Costa Rica, pour sa part, au vu de l’immense gâchis causé par les militaires dans les autres pays d’Amérique latine, prit la courageuse et sage décision de renoncer à se doter d’une armée. Une police bien entraînée, légèrement équipée, suffit à y maintenir l’ordre. Des accords internationaux prévoient l’intervention de l’armée américaine, en cas de besoin.

Le Nepad ne serait qu’une vaine littérature s’il ne prenait pas en compte cette grave question de l’armée en Afrique.

Devant le tableau que représente les pays d’Afrique noire, et le Congo en particulier, les intellectuels n’auraient dû avoir aucune peine à conclure à notre responsabilité, et donc à notre incapacité à améliorer le sort de nos populations. C’est cependant mal connaître notre culture. Nous n’avons pas la même conception de la responsabilité qu’ailleurs. Chez nous, si tous les honneurs vont au « chef », ce dernier devient subitement irresponsable en cas d’échec. Ce sont ses collaborateurs qui sont coupables ou, mieux encore, les étrangers qui ne veulent pas nous laisser tranquilles. Donc, l’échec n’est pas imputable à l’incompétence du chef mais à la trahison des autres. Sous d’autres cieux, en cas de défaite, le chef accepte la captivité pour demeurer solidaire de ses hommes. Chez les Japonais, un chef ne doit pas survivre à l’échec, il se donne la mort. Sur ce registre, je me souviens encore des images pénibles d’un Omeduegu Odjukwu embarquant avec des valises bourrées de millions de livres sterling pour un exil doré en Côte d’Ivoire, laissant au général Philip Effiong le soin de présenter la reddition des troupes biafraises au général Gowon.

Le sort des dizaines des milliers de personnes qui avaient cru en lui et avaient versé leur sang à cause de lui ne l’intéressait plus, dès lors qu’il pouvait sauver sa peau. Naturellement, il devint un commerçant prospère en Côte d’Ivoire, avant qu’une amnistie ne lui permette de regagner le Nigeria, où il est de nouveau en lice pour un mandat politique.

Ceux qui nous observent de l’extérieur sont frappés par le décalage entre le discours et les comportements. Les dirigeants ne se sentent pas concernés par les problèmes quotidiens du citoyen comme l’hygiène, la sécurité des piétons, l’habitat des populations etc.. Et pourtant, pour n’avoir pas construit des villes, notre civilisation n’a pas connu la fosse d’aisance. Or, il va sans dire que cette question est importante pour l’hygiène et l’équilibre de l’individu. En Chine, le parti communiste y a consacré de grandes campagnes qui ont amélioré le comportement des populations. A Kinshasa, des gens vident leur fosse septique dans la rue quand il pleut, étant donné l’absence d’égouts et des moyens financiers permettant de recourir aux camions vidangeurs. Evidemment, les dirigeants n’habitent pas ces quartiers.

Comment un congolais traverse t-il la rue ? A ses risques et périls. S’il ne gagne pas de vitesse les voitures, il risque d’être écrasé. Le piéton n’a aucun droit, personne ne songe à créer des passages protégés comme cela se fait partout ailleurs dans le monde. Même chose pour les panneaux de signalisation : ils n’existent plus.

A l’époque de la colonie, les chiens errants étaient capturés et abattus pour éviter la transmission chez l’homme du virus de la rage canine. Depuis, les chiens ont recouvré leur liberté. J’ai assisté dans les années 70 dans une commune de Kinshasa à l’attaque d’un chien enragé contre une dame qui attendait un bus. Il avait fallu l’intervention d’hommes courageux armés de fourches pour tuer ce chien. Je ne sais évidemment pas ce qu’il advint de cette dame, mais son sort n’intéresse pas les décideurs : ils se déplacent en voitures et ne courent donc pas le danger d’être mordus par des chiens enragés.

La démarche officielle des Etats Unis et de la Grande Bretagne auprès du Tribunal pénal international pour demander l’abandon des poursuites contre les dirigeants rwandais et la déstabilisation de la Procureur Carla Del Ponte qui s’en est suivie ont révélé toute l’ampleur du soutien dont bénéficie le régime de Kagame auprès des Anglo-Saxons. Certaines informations laisseraient penser à la réorientation de la politique américaine, si tant qu’il y en ait une, dans les Grands lacs. Il y a trois ans, après que les Rwandais aient échoué à renverser Kabila I et à prendre le pouvoir à Kinshasa, les Américains avaient misé sur le leadership de Joseph Kabila. A cause de sa jeunesse, son pragmatisme et sa popularité, ils pensaient voir le jeune président imposer son leadership d’autant plus facilement que les Congolais paraissent avides d’un chef charismatique dans ces moments où leur pays est en proie au doute. On entend les mêmes Américains dire maintenant n’avoir pas été convaincus, ayant observé que le Président avait eu du mal à imposer son autorité sur certains membres de son entourage, tant et si bien que, à un moment donné, c’est Mwenze Kongolo qui semblait avoir la réalité du pouvoir, puis Katumba Mwanke. Etant donné d’une part la mauvaise image de Jean Pierre Bemba à l’étranger et d’autre part qu’aucun groupe ou aucune personnalité n’émerge pour se poser en alternative crédible, des analystes pensent que les Américains seraient revenus au vieux schéma de confier le leadership du Congo aux Tutsi, après que le Rwanda ait su habilement manœuvrer pour revenir en force à Kinshasa. Feu vert aurait par conséquent été donné à Kagame d’imposer sa solution. Avec son impeccable organisation militaire, l’ITP tenterait de s’emparer du pouvoir dans la capitale en même temps qu’il lancerait une opération éclair sur Lubumbashi et Mbuji-Mayi. En cas de succès, il semblerait que c’est Bizima Karaha qui serait installé comme Chef de l’Etat.

Connus pour leur témérité, ce n’est pas l’échec d’août 1998 qui serait de nature à les dissuader. Ayant constaté l’attachement des Congolais à l’unité de leur pays, ils renonceraient à détacher le Kivu. Au contraire, dès lors qu’ils exerceraient le pouvoir sur l’ensemble du pays, ils n’auraient plus d’intérêt à le démembrer. Lassée du chaos congolais, la communauté internationale ne verrait pas d’inconvénient à ce « qu’une ethnie du Congo » plus organisée que les autres cherche à mettre de l’ordre là où les populations n’ont que trop souffert de la persistance d’une gestion de l’Etat marquée du sceau de l’incurie et de la corruption.

Mais si les Américains ont fait le choix des Rwandais, c’est parce qu’à travers Mobutu, pendant trois décennies, ils purent se convaincre de l’absence, dans notre chef, de la volonté de travailler pour l’intérêt général. Bien au contraire, c’est plutôt de notre propension à l’enrichissement rapide et facile dont ils furent convaincus. Arrivé au pouvoir avec leur soutien, Laurent Désiré Kabila aura eu le geste iconoclaste et suicidaire de raccrocher le téléphone à Madeleine Albright qui lui avait dit que « les Tutsi étaient comme les prunelles de ses yeux » et de s’en vanter par la suite publiquement, en plus d’autres décisions (les Cpp par exemple) considérés comme marxisantes.

Des dirigeants congolais raisonnables, lucides et bien au courant des réalités internationales peuvent toujours aller à l’assaut de la citadelle américaine. Après tout, nous avons avec les Etats Unis des relations bien plus anciennes que les Rwandais. Même bardés du prestige de la Nation la plus forte de l’histoire, les Américains ne demeurent pas moins des êtres de chair et de sang, pragmatiques et croyants. Et d’abord, ils ne devraient pas être indifférents au fait que l’étranger qui a ouvert le Congo à « la civilisation », Morton Stanley, fut un des leurs. Sans l’appui des Etats Unis, l’Etat indépendant du Congo n’aurait pas vu voir le jour en 1885. Des centaines des missionnaires américains ont œuvré ou travaillent encore au Congo, même si l’un d’eux, le Dr Paul Carlson, a trouvé la mort dans des circonstances tragiques à Kisangani en 1964. Des milliers des « Peace corps » ont vécu dans notre pays et en ont gardé parfois un souvenir attachant. Le Congo a joué un rôle pivot dans la défense des intérêts occidentaux pendant la guerre froide. Nous avons un pays potentiellement très riche et qui comptera demain sur l’échiquier international, pour peu qu’il bénéficie d’une gouvernance de qualité. Notre passé fait que beaucoup de Congolais avertis considèrent le leadership américain avec bienveillance. Il y a bien de gens aux Etats Unis qui savent que la tentative d’imposer par la force aux Congolais le leadership tutsi déboucherait sur une longue et sanglante résistance dans laquelle Washington n’a aucun intérêt.

Feu le Président Laurent Désiré Kabila l’avait clairement signifié au Président Clinton à Entebbe lorsque ce dernier lui avait expliqué la décision américaine de constituer un « nouveau leadership africain » avec le Rwanda, l’Ouganda, le Burundi, l’Ethiopie et l’Erythrée, donc un leadership à base ethnique, voire raciale. Nous avons certes des problèmes de gouvernance mais nous ne sommes pas des sous-hommes. Nous tenons à notre dignité et à notre liberté. Contrairement à ce que certains disent, je suis pour ma part convaincu que le retour de l’Ambassadeur Swing à Kinshasa est une opportunité à saisir par les Congolais. M. Swing est un grand Ambassadeur qui aime notre pays. Il peut apporter à la cause de la paix et de l’équité dans notre région un appui significatif auprès des dirigeants américains. La paix signifie que les fauteurs de guerre soient si pas nécessairement neutralisés mais au moins contraints à renier leur idéologie militariste de domination.

Naturellement, nous devons donner la preuve que nous combattons sérieusement les maux qui accablent nos dirigeants, la corruption en tout premier lieu. La presse kinoise a salué le geste, jugé historique, du Chef de l’Etat, qui a remis la liste de ses biens au bureau du Parlement. Toutefois, ce geste perdrait sa signification si la liste en question n’était pas rendue publique. Au besoin, c’est tout autant dans son intérêt propre que dans celui du pays, le Président de la République devrait être encouragé à rendre publique lui-même la liste de ses biens, pour que son geste acquière toute la crédibilité qu’il nécessite. Les organisations de la société civile et les patriotes en général ont le devoir de se mobiliser dans une action tendant à écarter des sphères du pouvoir les individus qui poussent les dirigeants à rechercher l’enrichissement facile, car justement, si nous n’avons pas de dirigeants propres, nous ne pourrons pas bâtir une société forte et les Rwandais auront toujours le loisir de nous présenter pour des gens congénitalement incapables de nous affranchir de la corruption et donc de travailler pour l’intérêt des populations.

Le combat est dur mais il est encore à notre portée. Demain ce serait si pas trop tard mais plus difficile si Bizima ou Ruberwa devenait Chef de l’Etat du Congo, même si ce serait contre la volonté de la quasi-totalité des Congolais, y compris les Banyamulenge ayant décidé de s’affranchir de la tutelle rwandaise.

Certes, le degré de résistance à l’agression varie d’intensité d’une région à une autre, d’une tribu à une autre. La conscience politique des peuples est nécessairement le fruit de leurs expériences historiques. C’est ce qui explique la farouche résistance du Kivu face à une entreprise d’agression qui a ses racines dans l’histoire de la région. Le Rwanda, véritable grande puissance précoloniale de la région, avait toujours cherché à soumettre les peuples voisins.

C’est ce qui permet de comprendre le pourquoi de la haine que portent tous les peuples environnants aux impérialistes rwandais. La mémoire collective garde le souvenir de leurs guerres d’invasion marquées du sceau de la cruauté puisque non seulement les vaincus, hommes et femmes, étaient passés par l’épée mais encore les attributs sexuels du chef vaincu devaient pendre sur le « Kalinga », le tambour royal. Racistes, les agresseurs ne s’abaissaient jamais à prendre les femmes des vaincus alors que dans le monde entier, les vainqueurs s’approprient les femmes de leurs victimes. Ces guerres, qui se passaient sans Croix rouge et Convention de Genève devaient être particulièrement traumatisantes, à un tel point que même les Tutsi du Burundi haïssent leurs frères rwandais, malgré l’alliance actuelle entre eux.

Toutefois, il ne faut pas croire que si les gens n’affrontent pas l’ennemi les armes à la main, ils sont d’accord avec eux. Ce n’est pas tout le monde qui a le courage de se battre mais le cœur de la quasi-totalité des Congolais est meurtri de la même façon par la tentative de soumettre leur pays à la loi de l’envahisseur. Ce n’est pas une situation spécifique au Congo. Pour ne prendre que l’exemple de la France, combien de Français ne collaborèrent-ils pas avec l’envahisseur ? Les historiens estiment que la moitié des Français, pas moins, avait été favorable au régime collaborationniste de Vichy. Par conséquent, il ne faut pas se décourager du fait de l’existence des individus ayant accepté de prêter main forte à l’agression rwandaise. Les 400 tribus congolaises n’ont pas connu la même évolution pour qu’elles puissent avoir la même conscience historique, tout comme les individus ne réagissent tous pas de la même façon.

C’est pourquoi dans cette phase de notre histoire, le Kivu ne peut que jouer le rôle de leader. Le prix qu’il paie est très lourd, naturellement. Mais le Kivu, qui a su défendre par le passé sa liberté face à l’impérialisme rwandais, sait que c’est un combat qui coûte cher. D’ailleurs si l’agresseur a pu surprendre le Congo, c’est au fait que les Kivutiens, depuis Bisengimana, avaient toujours été marginalisés. La conséquence est qu’à Kinshasa, le Maréchal Mobutu n’avait pas compris que le Kivu (re)deviendrait l’objet de convoitise de ses alliés de l’époque. L’exploit de l’ITP à l’époque de Bisengimana d’écarter les Kivutiens des mécanismes de prise de décision, spécialement lorsqu’il s’agissait de définir les orientations majeures de la Nation, avait été rééditée sous le régime de l’Afdl. Alors que c’est le Kivu qui est l’enjeu de la guerre, aucun de ses ressortissants n’a été et n’est ni Ministre de l’Intérieur, ni de la Défense, ni des affaires étrangères, ni Directeur de cabinet du Chef de l’Etat, ni Conseiller spécial, ni Ministre des Finances, ni Gouverneur de la Banque centrale, ni Procureur général de la République, ni Chef d’Etat-Major général de l’Armée (la farce de Luecha mise à part). Or, ce sont là les postes stratégiques permettant de peser sur les décisions politiques.

Toutefois, il sied de noter que depuis l’indépendance, c’est la première fois qu’un Kivutien dirige l’ANR. A signaler aussi que des hommes comme Vital Kamhere, Pierre Lumbi et Guillaume Samba (Katangais d’origine, mais Kivutien de culture), des personnes au courant des réalités rwandaises, jouent un rôle de plus en plus influent auprès du Chef de l’Etat.

Certains me reprochent de cultiver le pessimisme au moment où le Congo est sur la voie du recouvrement de la paix. Comme Congolais, je tiens également à voir mon pays vivre en paix. Seulement, la paix ne s’obtient pas sans effort, il faut se battre pour l’arracher, comme l’a si bien écrit Corneille Vuata dans un article sur Internet paru le 19 juillet. Comme la liberté, la paix se conquiert.

Charleroi, le 9 septembre 2003