DÉCOUPAGE ADMINISTRATIF ET PERSPECTIVE DU KASSAI EN RDC

DÉCOUPAGE POLITICO-ADMINISTRATIF
ET AVENIR SOCIO-ÉCONOMIQUE DU KASAÏ
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Pr A. L. KABEYA TSHIKUKU

NATURE DE LA QUESTION

La Constitution promulguée le 18 février 2006 élève au niveau de province chacun des trois districts du Kasaï Oriental et des deux districts du Kasaï Occidental. En définitive, l’ancienne Province du Kasaï, considérée dans sa configuration historique (entre le 5 décembre 1933 et le 15 août 1960), éclatera bientôt en cinq nouvelles provinces de dimensions géographique et démographique plus modestes. Au total, le pays en comptera 26, en lieu et place des 11 actuelles.

C’est évident : beaucoup de données sont appelées à changer dans la vie quotidienne des Kasaïens. Comme à tous les citoyens du pays, la réforme fait espérer, à tous les Kasaïens, de bénéficier de la proximité des services administratifs, et sans doute, avec « beaucoup de chance », d’un accès à des infrastructures modernes. Administration de proximité, cours et tribunaux, écoles, centres de santé, hôpitaux, installations sportives, infrastructures culturelles, facilités de télécommunications, moyens de transports et d’information, ... seraient davantage à portée. C’est la promesse des gouvernants. C’est l’espoir des gouvernés.

Les raisons politiques avancées pour justifier ce nouveau morcellement évoquent la nécessité – mais également le souci confusément partagé dans le pays – de faire bénéficier à chaque habitant des conditions de vie améliorées. Non sans raison, l’accès à de telles conditions est présenté comme inimaginable dans la situation actuelle de sous-administration. En effet, 65 % de l’espace national sont privés de toute administration et de toute infrastructure, et 78 % des congolais sont des marginaux économiques, sociaux et culturels, vivant dans des conditions très précaires caractérisées par l’absence de toute forme d’État.

La cause est noble. L’objectif moralement indiscutable. Mais le choix de passer par un nouveau redécoupage territorial – en ces circonstances précises ! – n’en est pas moins contestable.

En effet, le découpage du pays en petites entités provinciales sera une opération politique inopportune, difficile, coûteuse et pleine de risques.

Les critiques adressées, jadis, au premier découpage territorial du Congo indépendant entre 1960 et 1965, n’ont guère été évoquées, ni au cours de l’élaboration de la constitution, ni pendant sa présentation à la population. Elles ont encore moins été rediscutées. C’est surprenant ! Aucune institution du pays n’a cru devoir rassurer la population ou que les erreurs du passé seront évitées, ou que les critiques d’autrefois étaient sans fondements, ou qu’à tout le moins, ces critiques d’hier sont devenues caduques. Ni au Sénat, ni à l’Assemblée Nationale, ni dans les états-majors des partis, ni même dans la presse du pays, la mémoire collective n’a été mise à contribution, pour éclairer les alternatives et justifier l’option du redécoupage. Rien de tout cela, ou presque !

La nouvelle génération aux commandes du pays aura ainsi manqué l’occasion de donner des gages importants. Dans l’imaginaire collectif des congolais, l’intégrité territoriale du pays est déjà un souci permanent et une option ferme. Il était donc indispensable que des gages soient donnés à ce sujet, et qu’un dispositif efficace soit mis en place pour décourager – et au besoin combattre victorieusement – toute dérive identitaire ou toute aventure sécessionniste dans la ligne de celles ayant perverti l’expérience de découpage territorial dans l’immédiat après- indépendance.

Le découpage se défend d’être, avant tout, une réforme administrative. Mais, une province est bien davantage qu’un rouage administratif ! Elle est un cadre de vie collective confusément accepté, un creuset de valeurs partagées, une entité soudée par un minimum de vouloir-vivre ensemble. Le souci légitime de « rapprocher l’administré de son administration » – qui est évoqué à titre de justification – ne peut donc, à lui seul, fonder et orienter la création des provinces. En effet, les aspects géographiques, les données économiques, les situations socio-culturelles et les considérations politiques ne se laissent pas déterminer par la mécanique des appareils administratifs, fût-elle dictée par une constitution.

Le débat sur le découpage des provinces n’a donc pas encore commencé. Et il y a tout lieu de craindre qu’il n’ait jamais lieu, ou qu’il soit lancé dans un pays déjà empêtré dans d’inextricables difficultés.

Avant que les congolais ne se réveillent en sursaut, avant qu’ils ne se fassent, de nouveau, surprendre par des conséquences dommageables de ce choix, avant qu’ils n’arrivent à regretter d’avoir engagé une réforme risquée et d’avoir même loupé quelques rares atouts liés à la même réforme, ... bref, de peur que le peuple congolais ne se reproche une opération mal engagée, de peur qu’il ne regrette du temps perdu, des ressources gaspillées et des occasions manquées de bâtir autrement la paix et le progrès, il serait sage et responsable de lancer, dès à présent, un débat national sur le bien-fondé, les critères et les contours du découpage. Ce n’est pas trop tôt. Mais ce ne sera jamais trop tard.

Le Congo « d’en haut » – hélas ! – semble avoir refusé de ménager cette chance au pays. Par la magie du referendum, le pays profond est réputé s’être « donné librement une constitution ». Et pourtant, celle-ci contient des dispositions clefs dont nul ne peut honnêtement nier qu’elles engagent le destin national à l’aveuglette ! Le découpage administratif en est une.

C’est bien ce débat que les trois exposés qui suivent s’efforce de lancer, à l’occasion du colloque que le CEREHISA consacre à l’examen de l’histoire et du destin des peuples du Kasaï.

SOMMAIRE DES EXPOSÉS

Le présent CHAPITRE est articulé en trois exposés. D’abord, il sera examiné, par Lazard Tshipinda Kasonga, les « Configurations géopolitiques et administratives du Congo – leur succession et leurs motivations ». Il est question de rafraîchir et même d’enrichir la mémoire collective, en évoquant la longue histoire des réformes administratives intervenues au Congo, depuis la naissance du pays le 30 juin 1885 jusqu’au tout tout dernier découpage administratif en 1987. Il est également question de rappeler les motivations évoquées par les gouvernants, à chaque fois, pour justifier chacun des découpages.

L’exposé suivant, fait par Joseph Mbingilayi, tente de présenter une appréciation critique de ces réformes, notamment quant à savoir quelle gestion a concrètement été faite de l’espace et du peuplement au Kasaï. Le souci, ici, reste d’examiner dans quelle mesure, au terme de ces réformes, l’administré a été effectivement rapproché de son administration. Cet exposé sera intitulée : «Gestion de l’espace physique et du peuplement humain : quels changements à travers les réformes administratives ? ».

Enfin, le dernier exposé est présenté par le Pr Kabeya Tshikuku. Il s’attache à examiner – en considération des expériences passées et à la lumière de la réforme en chantier – les difficultés et les défis sur lesquels les congolais auraient tort de ne pas s’interroger aujourd’hui. Un accent sera mis sur les difficultés et les défis spécifiques à l’espace kasaïen, plus particulièrement pour ce qui est des populations vivant sur le territoire de l’actuelle province du Kasaï Oriental. Ce troisième texte sera intitulé : « Découpage administratif et perspectives de la société est-kasaïenne ».

Présentée par le Pr Kabeya Tshikuku, une brève conclusion tente de résumer les trois exposés consacrés au découpage administratif. Également, elle s’efforce de dégager une perspective des évolutions majeures, en rapport avec la maîtrise du progrès économique et social au Kasaï Oriental, dans sa configuration géographique actuelle.

CONFIGURATIONS GÉOPOLITIQUES ET ADMINISTRATIVES DU CONGO – LEUR SUCCESSION ET LEURS MOTIVATIONS

Assistant LAZARD TSHIPINDA KASONGA

(Coller ici l’exposé intégral de l’Assistant Tshipinda, dûment corrigé par l’éditeur)

GESTION DE L’ESPACE PHYSIQUE ET DU PEUPLEMENT HUMAIN : QUELS CHANGEMENTS À TRAVERS LES RÉFORMES ADMINISTRATIVES ?

Assistant Joseph MBINGILAYI
(Coller ici l’exposé intégral de l’Assistant Mbingilayi, dûment corrigé par l’éditeur)

DÉCOUPAGE ADMINISTRATIF
ET PERSPECTIVES DE LA SOCIÉTÉ KASAÏENNE

Pr A. Léonard KABEYA TSHIKUKU

À la lumière des expériences historiques de découpage territorial au Congo, il est nécessaire d’évaluer les chances et les défis du développement au Kasaï. Il est temps d’examiner les changements susceptibles d’affecter les conditions de vie des habitants de cet espace.

Pourquoi développer la réflexion en ce sens ? La raison est simple. Le redécoupage administratif du pays est justifié – par ses initiateurs et ses protagonistes – comme une réforme commandée par le souci de rapprocher l'administré de son administration. De toute évidence dans le but d’accélérer partout le progrès économique et social. C’est ce qui a été dit et redit. C’est également ce qu’aura retenu l’opinion congolaise.

À ce sujet, les attentes de la population sont fortes. Elles sont d’autant plus fortes que cette même population est restée, pendant des décennies, à la recherche de quelque raison de ne pas désespérer du pays. Bien plus, cette attente est immense. Si bien que toute attitude de réserve vis-à-vis du découpage administratif est souvent perçue comme suspecte. Une fraction importante de la population veut croire que les avantages liés à cette réforme sont « évidents ». En douter passe pour être attentatoire à l’intérêt national. Les congolais sont sinistrés par un demi-siècle de gâchis ; ils cherchent à croire qu’eux aussi ont un destin, comme tous les hommes, et un avenir, comme toutes les nations.

1. QUEL « VOULOIR-VIVRE ENSEMBLE » ?

Une entité provinciale, c’est comme du nshima. Familière à la table de presque tous les Kasaïens, cette pâte ne « prend » pas en vertu de l’endroit où la ménagère aura choisi de la préparer. Mais elle tient grâce à la qualité des ingrédients (eau de cuisson, farines de maïs et de manioc). Et davantage grâce à la quantité du feu en dessous de la casserole, grâce au savoir-faire de la ménagère, et grâce à l’énergie volontariste commandant ses bras malaxeurs.

De même, une province n’épanouit pas les citoyens en vertu de la localité choisie pour héberger son administration. Mais bien grâce à la qualité des hommes et des peuples qui l’habitent, et à la quantité des ressources. Et davantage grâce au vouloir-vivre ensemble qui anime les individus et les communautés. Enfin, grâce à l’expérience et à la compétence des dirigeants, et grâce à l’énergie imaginative de ces derniers.

Le vouloir-vivre ensemble conditionne la cohésion dans une province, à la manière dont la chaleur conditionne la consistance du nshima dans la casserole. Il fait même davantage : il commande le choix des dirigeants sur la base de l’expérience, de la compétence et de l’énergie imaginative.

1.1 La spécificité est-kasaïenne

Au Kasaï Oriental actuel, tout cela ne sera pas une sinécure ! L’état des lieux impose une grande circonspection à propos du découpage administratif en perspective.

Dans sa configuration actuelle, la province s’étend sur une superficie de 153.000 km2. Elle représente la moitié orientale de l’ancienne province du Kasaï. Elle regroupe 11 différents peuples : Kete, Kaniok, Rund, Luba, Bindi, Songye, Tetela, Kuba, Sakata, Tempa, Mputu. Généralement, ce peuplement a pris l’habitude d’être décliné en 4 groupes ethniques distincts : Tetela, Rund, Groupe-Isambo (Kuba, Tempa, Sakata et Mputu) et Luba (Songye, Luba-Shankadi, Kete, Kaniok, Luba-Lubangula, Luba-Lubilanji, Bindi).

Ces communautés ont un poids démographique différent, mais des origines historiques moins différenciées. Elles ont leurs « foyers » situés sur des terroirs distincts. Elles sont identifiées également par leurs parlers spécifiques, mais dont les apparentements sont accentués par des origines partagées et des brassages incessants.

En réalité, cependant, l’identification des peuples du Kasaï est une tâche malaisée. Il est souvent considéré comme inconvenant de relever les particularités de chaque peuple. Comme il est « indécent » d’opérer des regroupements entre eux. En effet, les distinctions qu’un chercheur peut relever, aux fins de mieux identifier ces communautés, ont souvent l’inconvénient de taire des affinités qui les flattent. D’autre part, les regroupements qu’on peut en faire, pour souligner des affinités socio-culturelles, ont souvent le désavantage de rappeler des hiérarchies qui hérissent, ou des conflits vécus dans le cadre d’une parenté historique plutôt mal assumée.

La raison de toutes ces sensibilités à fleur de peau est simple. L’histoire des peuples du Kasaï est certes exempte de grandes guerres entre armées rangées. Mais elle est une trame faite, comme cela est courant entre communautés voisines, d’un mélange de périodes de paix et de razzias, des alliances de tous genres et des « trahisons » réciproques, sur fond des pactes de solidarité et des préjugés tenaces des uns envers les autres.

Dans ce contexte, les peuples du Kasaï ont, à ce jour, les uns envers les autres, des appréciations comparables à celles qu’on observe toujours entre groupes apparentés. Ils sont, tout naturellement, plus enclins à se rejeter mutuellement des torts qu’à se reconnaître réciproquement des mérites.

En clair, l’échec – au cours des 50 dernières années – du combat commun pour le progrès économique et social au Kasaï Oriental a marqué les esprits sur le terrain. Il les a marqués davantage que ne l’ont fait les victoires – incontestables – de tous ces peuples sur le plan de la paix et de la solidarité. En conséquence, la responsabilité de la misère actuelle et de sa cohorte de drames quotidiens au Kasaï Oriental est, par chaque communauté, attribuée ou à la « paresse », ou à l’« égoïsme », ou à la « roublardise » des communautés sœurs. Des « actes criminels » et des « négligences coupables » sont souvent reprochés aux élites de ces communautés.

Pour cette raison, le vouloir vivre ensemble des peuples du Kasaï Oriental est, à ce jour, particulièrement velléitaire, fragile.

C’est-là une réalité de terrain qu’il ne serait pas honnête de feindre d’ignorer. Réalité que les gouvernants du pays et les élites de chaque coin n’ignorent sans doute pas, et que, dans leur inexorable calcul politique, ils mettent déjà à profit pour conserver le pouvoir, ou pour le conquérir.

1.2 Un éclairage provenant de l’histoire universelle

Cette fragilité kasaïenne n’est pas une exclusivité, ni encore moins une énigme. Elle s’explique à la lumière de l’histoire universelle. Le « vouloir-vivre ensemble » est un état de conscience qui peut exister – ou ne guère exister – entre différents peuples vivant dans une même aire géographique. Il a pour soubassement une confiance et une estime mutuelles qui, l’une et l’autre, se forgent (ou se diluent) dans la durée, c’est-à-dire à la faveur d’une longue histoire partagée.

Deux penchants caractérisent les groupes humains. D’une part, un penchant veut que les difficultés et contrariétés marquent la mémoire collective, davantage que ne le font les conquêtes et les réussites communes. Un autre penchant veut que la responsabilité des malheurs, échecs et contrariétés qu’un groupe subit, soit attribuée aux groupes les plus proches, ces derniers devenant ainsi d’éternels boucs émissaires.

En vertu de ces deux penchants, une longue histoire commune à plusieurs peuples a plus de risque d’être mal assumée, qu’elle n’a de chance d’être bien acceptée. Toutes les fois qu’ils sont pris de court par une dure épreuve, les peuples qui ont longtemps vécu côte à côte – et auxquels on demande d’affermir leur « vouloir-vivre ensemble » – ont une tendance fâcheuse à ne pas s’apprécier mutuellement. Pire, souvent, avec amertume, ils mettent à l’avant-plan les « fâcheries » qui leur font détester la vie en communauté, et qui les amènent à se tourner mutuellement le dos.

Sans référence à cette attitude de défiance naturelle, on ne peut que mal comprendre la douloureuse séparation de Luluabourg en 1960, entre Baluba et Luluwa, deux segments d’une même ethnie. C’est là le sentiment que l’administration coloniale a exploité, au détriment des uns et des autres.

En Belgique, Flamands et Wallons vivent longtemps dans un même sentiment de défiance réciproque. À l’écroulement de l’empire soviétique, Serbes, Bosniaques, Albanais, Monténégrins, Macédoniens et autres Croates se sont reproché de pires crimes, et ont été tous d’accord de se séparer et de liquider leur pays commun, la Yougoslavie. Ce qui est tristement remarquable, ce que ces communautés des Balkans n’ont pas hésité à se séparer au prix fort d’une guerre encore plus atroce. L’Autriche et la Hongrie se sont séparées d’après un scénario proche, à la fin de la première guerre mondiale. Même scénario, mutatis mutandis, avec la Tchécoslovaquie qui a éclaté en deux pays distincts, la Tchéquie et la Slovénie. Les États-Unis ont frôlé la catastrophe en 1860-61, pendant la guerre dite « de Sécession » : ils ont essuyé un conflit sanglant particulièrement atroce entre le Nord « libéral » et le Sud « esclavagiste ».

L’antipathie qui s’installe dans l’esprit d’un peuple est liée à la litanie des « crimes » que ce dernier reproche aux « autres », à tort ou à raison. Le niveau de défiance réciproque est particulièrement élevé dans les cas où les différents peuples concernés ont été forcés de vivre sous les mêmes institutions. L’amertume est encore plus viscérale lorsque les différents peuples ainsi « soumis » gardent encore en mémoire « le douloureux accident de l’histoire », à la faveur duquel des institutions communes auront été imposées. Dans ce dernier cas, la répulsion réciproque est proportionnelle à la durée de vie des institutions communes.

Pourvu qu’il s’installe, le sentiment de défiance des uns envers les autres semble, dans la durée, être porté plutôt à se renforcer qu’à s’atténuer.

À l’opposé, les exemples eurasiatiques des peuples éprouvant un désir partagé de se retrouver sous les mêmes institutions sont légion. Les allemands de l’est et ceux de l’ouest, séparés pendant 41 ans par le « Mur de Berlin » érigé entre deux blocs antagonistes, ont, de 1989 à 1991, montré à la face du monde leur rage de vivre ensemble, dans un pays réunifié et sous les mêmes institutions. Les deux Corée – improvisées, en 1953, au nord et au sud du 16ème parallèle, à la faveur d’une guerre fratricide et des interférences extérieures – multiplient aujourd’hui les signes d’un désir ardent et d’une volonté partagée de se réunifier sous les mêmes institutions, dans un seul et même pays.

En Afrique, les cas de répulsions réciproques et des efforts de retrouvailles sont également nombreux. Bornons-nous à évoquer les séparations douloureuses dans la Fédération du Mali (1960), la République du Congo-Kinshasa avec la sécession du Sud-Kasaï et celle du Katanga (1962, 1963), la République Arabe Unie (1967) avec la séparation de la Syrie d’avec l’Égypte, la République du Nigeria avec la sécession sanglante du Biafra (1966), la République de Côte d’Ivoire avec la bipartition du pays (2002). Les exemples africains de joyeuses retrouvailles sont là également : République Unie du Cameroun (1962), République Unie de Tanzanie (1964), Sénégambie (demeurée longtemps en projet), etc.

En résumé, le « vouloir-vivre ensemble » est rare dans le cœur des peuples. Surtout lorsqu’ils ont été longtemps placés par force sous les mêmes institutions. L’instinct de répulsion réciproque est généralement le sentiment le plus fort, et le plus largement partagé. Rarement, les peuples s’attribuent à eux-mêmes la responsabilité des drames et contrariétés qu’ils vivent. La recherche des boucs émissaires alentour est une attitude et une pratique aussi vieilles que le monde.

Les peuples sont plus enclins à ériger des murailles autour d’eux-mêmes, qu’à jeter des ponts en direction des voisins. Ce phénomène possède un brin d’universalité. La fameuse doctrine isolationniste de Monroe est une terrible maladie universelle. Aujourd’hui, elle affaiblit la volonté des nations de bâtir des unions continentales : en Afrique, en Europe et (davantage encore) en Asie.

S’employer à exploiter ce penchant morbide des peuples n’élève aucune classe de gouvernants.

1.3 Une incitation à la faute

Dès lors, tester chez les congolais, aujourd’hui, le degré du « vouloir-vivre ensemble » à l’intérieur des limites provinciales actuelles, ressemble à une ruse politicienne de fort mauvais aloi. C’est même une odieuse incitation à la faute. La coûteuse tournée d’explication que les sénateurs de la Transition ont bouclée en provinces, ainsi que la dernière campagne référendaire ont, toutes deux, le parfum d’une ruse entachée d’infamie. En effet, la défiance réciproque des diverses communautés congolaises est à ce jour bien connue. Le sentiment de culpabilisation réciproque est à la hausse chez tous les peuples qui se côtoient, face à une durable misère qui n’arrête pas de progresser sur l’ensemble du pays. C’est connu de tous.

À une exception près – celle des trois districts de la province du Bas-Congo qui ont dominé leur sentiment de défiance réciproque et se sont opposés à la désintégration de leur province – la totalité des peuples du Congo semblent envisager, avec autant de naïveté que d’espoir, la perspective de se tourner mutuellement le dos, et même de se voir chacun devenir bientôt le pivot identitaire de quelque nouvelle province. En dehors du Bas-Congo, les congolais se sont mis tous à rêver des lendemains qui chantent. Ils rêvent de voir leur État opérer son tout premier miracle dans la bonne direction : celui de sécuriser, nourrir, habiller, éduquer, instruire, informer, transporter et divertir tous les habitants, grâce à une administration provinciale de proximité.

Pourtant, tous les paramètres semblent promettre un réveil brutal et douloureux, dans un avenir pas très éloigné ! Face à une cécité simulée des gouvernants et devant une déconcertante naïveté (ou indifférence) des populations, l’impression s’impose que le pays se prépare de nouveaux engrenages funestes, engrenages qu’il a pourtant, à ce jour, toutes les raisons et tous les moyens d’éviter.

2. UN ENGRENAGE VERS PLUS D’INSÉCURITÉ

Le premier engrenage auquel, à ce jour, on pense le moins est celui de l’aggravation de l’insécurité pour les biens et les personnes.

Chaque province « décentralisée » aura sa propre police. On l’appellera « police locale » ou « police de proximité » pour en minimiser les prérogatives, plaçant ainsi la sécurité des biens et des personnes sous la responsabilité de la « Police Nationale ». Par contre, on l’appellera « police provinciale » pour mettre en relief l’étendue de sa compétence territoriale, laquelle doit couvrir la sécurité des biens et des personnes sous juridiction. Il est vrai que les deux tendances seront départagées par le dispositif légal et réglementaire que prévoit la constitution.

Imaginons le cas – fort peu probable dans ce Congo – où le dispositif légal et réglementaire en matière de découpage sera complet, clair et cohérent. Dans cette hypothèse, il ne restera plus que la culture des peuples et la qualité des dirigeants pour décider de l’issue de cette expérience de découpage. Ou l’une et l’autre faciliteront la mise en œuvre du découpage. Ou, au contraire, elles la compliqueront.

Une fois de plus, retenons une deuxième hypothèse optimiste, mais tout aussi improbable : celle d’une culture ambiante et d’une compétence des dirigeants provinciaux qui facilitent l’application scrupuleuse des lois et règlements régissant le découpage territorial et la décentralisation.

Question inévitable : la sécurité des biens et des personnes sera-t-elle mieux garantie qu’elle ne l’est aujourd’hui, notamment pour ce qui est de contenir et de réprimer les délits et les crimes transfrontaliers ? Hélas non ! En effet, d’abord, le pays passe de 12 provinces à 26 ; du même coup les espaces se font plus étroits, les administrations plus improvisées et moins équipées et les frontières à contrôler plus nombreuses. Ensuite, c’est précisément à ces administration qu’incombe la responsabilité de sécuriser les biens et les personnes : faute de quoi aucun citoyen n’aura été « rapproché de son administration » en quoi que ce soit. Ainsi donc, l’essentiel nécessitera du temps et des ressources considérables : l’organisation de l’état civil, l’équipement et la formation de la police, la mise en place des cours et tribunaux des provinces, ainsi que les mécanismes de coopération entre polices et juridictions provinciales. Conséquence logique : comme aujourd’hui – et sans doute plus qu’aujourd’hui et pour longtemps – les frontières seront allègrement et paisiblement franchies par des malfrats.

La criminalité et l’insécurité seront davantage favorisées à l’intérieur des provinces face à des administrations provinciales qui s’installent sans ressources ni expérience. Elles le seront tout autant à cheval sur les frontières. Les frontières, en effet, seront considérées comme des protections d’une autonomie provinciale opposable à tous, plutôt que comme des lignes de collaboration avec les provinces voisines.

Par exemple, Lubefu et Lubao, deux territoires voisins de l’actuelle province du Kasaï Oriental, relèveront bientôt de deux provinces décentralisées (Sankuru et Lomami), c’est-à-dire de deux juridictions distinctes en matières de police et de cours et tribunaux. Avec la liberté de mouvement et le droit de s’installer dans un lieu de son choix, délinquants et criminels passeront allègrement, à tout moment, d’une province à une autre, avec plus de facilité que les polices et les tribunaux des deux provinces ne pourront collaborer. Tout, ou presque, prendra du retard à se mettre en place : l’état civil pour les citoyens, les équipements appropriés et la formation permanente pour la police.

L’incapacité des polices et la non collaboration des administrations constituera ainsi le grand défi : faute de temps et de ressources. Malgré la meilleure des hypothèses (pour ce qui est de la culture des peuples et de la qualité des dirigeants), précédée elle-même de la meilleure des hypothèses (quant à la rapidité et à la qualité des textes légaux et réglementaires), ce défi reste de taille : aucune perspective n’existe pour l’affronter dans les conditions actuelles du pays !

La situation sera même pire si, comme cela semble hautement probable, les provinces ont une conception isolationniste tatillonne de leur autonomie. Délinquance, terrorisme et drogue auront – à l’intérieur et à cheval sur de multiples frontières factices – un boulevard grandement ouvert pendant des lustres. Un engrenage de l’insécurité dont un Congo en quête de stabilité n’a sûrement pas besoin ! Les sociétés (privées) de « gardiennage » ont de beaux jours devant elles.

3. UN ENGRENAGE VERS PLUS DE DÉTRESSE

Le progrès matériel et l’épanouissement humain, auxquels la propagande sur le découpage territorial fait rêver, ne seront pas non plus au rendez-vous, – du moins pas dans un horizon temporel prévisible. À court et moyen termes, le découpage administratif semble ne pouvoir déboucher que sur une misère économique et morale accrue, avec, en toile de fond, un climat social d’une relative instabilité.

Les défis sont légion. Retenons-en une demi-douzaine : i) résurgence du réflexe identitaire partout, ii) hypothèque sur la paix civile dans l’ensemble du pays, iii) recrudescence de la sensibilité aux inégalités, iv) fragmentation de l’espace économique et perte des économies d’échelles, v) exiguïté des provinces comme espaces de développement, et vi) coût élevé d’interminables déménagements et emménagements des administrations et des individus.

Examinons ces défis un à un.

3.1. Vers la résurgence du réflexe identitaire

Aucune nouvelle province ne sera placée sous le parapluie identitaire et hégémonique d’une seule communauté ethnique. Et pourtant, toutes les communautés ethniques rêvent, avec les élites originaires en tête, de se tailler une telle identité et d’exercer, en conséquence, la plénitude des pouvoirs provinciaux. Un rêve heureusement inaccessible, mais qui a le suprême inconvénient d’être dangereux pour la paix sociale. En effet, dans cet immense pays infiniment diversifié, les provinces seront de composition nécessairement pluri-ethnique. Un long et pénible processus de réajustement des rapports entre communautés ethniques s’imposera, de par la nécessité d’asseoir chaque entité provinciale sur un équilibre acceptable par tous. Diversité et démocratie obligent ! Même si, en matière de démocratie, le pays, sans contre-pouvoirs ni opinion publique solides, n’en est encore qu’au balbutiement !

Au Kasaï Oriental, le découpage risque de prendre une tournure plus préoccupante encore. Particulièrement détonnant, un cocktail de dangers guette !

À la suite des accidents géographiques, démographiques et linguistiques, la province du Kasaï d’autrefois, et celles actuelles du Kasaï Oriental et du Kasaï Occidental, ont été longtemps, à tort plus qu’à raison, confondues avec l’identité d’un seul et même peuple, le peuple Luba. L’administration coloniale, les administrations successives du Congo indépendant, ainsi que les opinions publiques intérieures et extérieures, semblent s’être longtemps tenues à cette représentation schématique, à cette réduction qui ne pouvait être du goût de tous.

À l’arrière-fond, des éléments socio-historiques ci-après semblent avoir prévalu. Les chefs-lieux des deux provinces au Kasaï sont situés sur des terroirs traditionnellement reconnus à une tribu ou à une autre de l’ethnie Luba : à Luluabourg, à Bakwanga et à Kananga. Marque indélébile du jus solis, ce système culturel et juridique, qui lie le destin des populations au terroir d’origine, a marqué des millénaires de l’histoire et de la culture des humains.

Par ailleurs, le peuplement Luba a longtemps été le plus important et le plus disséminé de tout le Kasaï, du Kasaï Oriental et du Kasaï Occidental, en comparaison de celui des autres peuples frères et voisins, que ces derniers soient pris globalement ou individuellement.

Enfin, sur le plan linguistique, le Ciluba a longtemps représenté – de par le hasard de la géographie, le poids de la démographie et l’avantage de la mobilité sociale – le parler véhiculaire le plus répandu de tout le Kasaï, en plus du rôle de langue d’enseignement et de culture.

Au cours du temps, toutes ces réalités et représentations ont façonné du Kasaï une image verrouillée sur l’identité Luba, faisant que tous les Kasaïens se reconnaissent plus ou moins dans cette identité – ou, à tout le moins, se sentent contraints à se présenter sous celle-ci, surtout à l’extérieur du Kasaï.

L’indépendance du pays et le drame de Luluabourg en 1959-60 sont donc loin d’avoir évacué ces réalités et représentations. À ceci près que, dans les méandres des pogroms et vendetta au cours des guerres civiles perlées ayant endeuillé le Kasaï, des millions de Kasaïens ont quitté Luluabourg, Bakwanga et Kananga vers les divers terroirs d’origine. En même temps, des revendications sont apparues en faveur du démembrement de l’espace kasaïen en plusieurs provinces. Les provinces suivantes ont été proclamées (entre 1960 et 1966), certaines ayant même été reconnues par la constitution du 2 août 1964 : Luluabourg, Unité Kasaïenne, Sankuru, Sud-Kasaï, Lomami, et la province du Midi. Elles ont eu, comme chefs-lieux respectifs, les chefs-lieux des territoires de Luluabourg, Tshikapa, Lusambo, Bakwanga, Kabinda et Mwene-Ditu.

Parallèlement, dans toutes ces agglomérations, un mouvement culturel s’est dessiné dans le sens du rejet de la commune identité collée au Kasaï. Les élites politiques des divers horizons kasaïens ont engagé, à armes égales, une compétition serrée en faveur de la représentation de leurs terroirs, et pour la prise en compte de leurs spécificités et de leurs aspirations.

Comparée au reste du pays, la terre du Kasaï a vécu une rare période de turbulences géopolitiques, sociales et culturelles. Méfiance, haines tenaces, conflits armés, suspicions, migrations forcées, assassinats, …

Cependant, tout n’a pas été négatif. L’éveil à l’importance de l’alphabétisation et de l’instruction s’est généralisé à tous les terroirs du Kasaï. On en ressent aujourd’hui, plus d’un tiers de siècle après, un bienfait qui n’a pas manqué de renforcer la considération envers la terre kasaïenne et qui, demain, peut constituer – dans un espace kasaïen plus réfléchi, mieux restructuré et mieux assumé – un précieux atout vers une solidarité plus équilibrée et un progrès plus rapide.

De 1965 à ce jour, le coup de barre totalitaire et les velléités centralisatrices des régimes de Mobutu et de Kabila ont contenu ce processus d’émiettement et de décentralisation. Ce processus, en effet, a été grossièrement et hâtivement assimilé aux réflexes d’anarchie, sinon aux relents sécessionnistes. Le découpage a été supprimé sur le territoire congolais. Il l’a été avec d’autant plus de facilité que, de l’avis unanime, les ressources ont manqué cruellement, pour construire partout un minimum d’infrastructures, et même déjà pour faire tourner les nouvelles administrations. Les espoirs que les populations, ça et là, avaient placés dans le découpage ont fini par être déçus. À cette exception près : la province du Sud-Kasaï a survécu – et s’est même élargie – adossée à la MIBA et à l’exploitation artisanale du diamant. Surtout, elle était soutenue par l’énergie du désespoir qui habitait les populations Luba, particulièrement marquées par les affres des guerres civiles, notamment à Luluabourg et au Katanga. Notons également que cette même guerre, la province rebelle du Sud-Kasaï (août 1960 – septembre 1962) ne s’était pas privée de l’imposer à certains peuples frères limitrophes (fin 1960), avant de la retourner contre elle-même (1963-64).

La perspective actuelle de redécoupage du pays en petites entités provinciales peut, certes, faire frémir les congolais porteurs de cette mémoire collective. Mais, en réalité, elle fait trépigner d’enthousiasme tous les coins et recoins du même Kasaï.

En effet, un rêve de conquête est porté par tous les peuples du Kasaï. Ils désirent chacun devenir le pivot identitaire et hégémonique de quelque province (syndrome yougoslave!), et couvrir ainsi, de leurs étiquettes et de leurs totems, le visage de l’une ou l’autre entité provinciale. Ils désirent tous détenir l’essentiel du pouvoir de distribuer postes administratifs et prébendes économiques. Du moins, c’est le rêve secret des élites de chaque coin.

Joutes oratoires, tiraillements et empoignades ont aujourd’hui libre cours. Par leurs élites interposées, déjà Tshikapa croise le fer avec Mweka, pour la prérogative d’abriter le chef-lieu de la nouvelle province du Kasaï. Lodja et Lusambo sont aux prises pour le chef-lieu de la province du Sankuru. Entre Ngandajika, Mwene-Ditu et Kabinda, c’est une véritable veillée d’armes pour « l’honneur » d’abriter le chef-lieu de la province de Lomami. Compétition normale ? Sans nul doute, mais pourvu que ce soit dans un pays normal ! C’est un sérieux risque de dérapage dans un pays aussi mal préparé – mais également aussi mal parti – que le Congo-Kinshasa.

On souffre partout de faim et de dénuements. Mais on sait aujourd’hui derrière quels lièvres les populations est-kasaïennes seront occupées à courir, au moins pendant une bonne moitié de la prochaine décennie ! La misère a donc tout le loisir de continuer à creuser son sinistre sillon dans la chair et dans les coeurs. L’heure est donc au partage des fiefs, à l’essaimage des étiquettes identitaires, et à la quête du pouvoir de régner durablement sur des plages de misère. Avec leurs responsables politiques en tête, les adultes de tous les terroirs kasaïens en ont décidé ainsi. Les jeunes qui rêvent, quant à eux, d’un avenir radieux, n’ont qu’à attendre, en puisant dans leur maigre réserve de patience !

3.2. Une lourde hypothèque sur la paix civile

La paix civile, sans forcément être menacée, sera en recul lors des interminables querelles émaillant la répartition du patrimoine des provinces en liquidation. Aucune communauté n’acceptera de laisser à tout autre la jouissance exclusive des édifices, installations, organisations et générosités autrefois gérés en partage. Le territoire congolais est donc promis à se transformer en un vaste champ de palabres, avec ça et là des fâcheries croisées et des escarmouches autour des broutilles et de vaines gloires.

Le droit reconnu à tout citoyen congolais d’établir son domicile dans la localité de son choix, ne sera qu’une coquille vide dans un contexte aussi délétère. Bientôt, le Nord-Katanga ne consentira pas à abandonner, sans compensation, à la seule province du Sud-Katanga le bénéfice des infrastructures, industries et marchés de Lubumbashi et Likasi. Bien plus, les Katangais originaires de la nouvelle province, mais depuis longtemps résidents de Lubumbashi et de Likasi, deviendront des « étrangers envahisseurs » dans ces villes. À la manière dont les mineurs kasaïens et leurs descendants sont devenus des « étrangers envahisseurs » au Katanga, après le découpage administratif du 5 décembre 1933 ayant intégré à la nouvelle province du Kasaï le Lomami, district occidental de l’ancienne province du Katanga.

Au Kasaï Oriental, ce scénario ne sera pas évité. Loin s’en faut. Les Kasaïens originaires des nouvelles provinces du Sankuru et de Lomami seront, au mieux, des citoyens de seconde zone à Mbujimayi, Miabi et Tshilenge – et, au pire, des « étrangers envahisseurs appâtés par les mines de diamants ou une carrière à la MIBA ». De leur part, les populations du Sankuru et de Lomami vont rendre pareil aux Kasaïens originaires du district de Tshilenge. Sans doute, à ces Kasaïens il sera reproché de bénéficier à Mbujimayi, « par égoïsme et roublardise », des infrastructures et richesses qui auront constitué le patrimoine commun de tous les Est-Kasaïens.

Ces quolibets croisés seront bientôt d’autant plus inévitables – et plus mordants – que les nouvelles provinces sont promises à un statut d’« entités décentralisées ».

L’écheveau des querelles croisées entre Est-Kasaïens promet, dès aujourd’hui, d’être difficile à démêler dans un horizon temporel prévisible. En aucun cas, il ne peut être démêlé par la gestion politique dilettante – et rarement bienveillante – de la très lointaine capitale congolaise. Cette gestion s’est déjà piégée par la propagande sur les avantages « libérateurs » du découpage administratif. Mieux, Kinshasa ne semble pas avoir des raisons particulières d’être dérangée par des dangers menaçant l’identité kasaïenne (territoire, langue, culture, élite, réputation, diaspora, etc.).

Au Kasaï, comme dans l’ensemble du pays, la paix sociale promet de demeurer, pour longtemps encore, parmi les principales préoccupations. Faite des coups de gueules et des coups de griffes ça et là, une certaine instabilité persistera, sur fond des déménagements et des emménagements en tous sens des populations et des administrations. Elle sera incompatible avec toute gestion publique prometteuse de progrès. Dans des palabres interminables, les conflits ouverts et la misère sociale guettent. Et l’amélioration des conditions d’existence sera d’autant un rêve inaccessible, voire « insensé ». En effet, à défaut de promouvoir le progrès du pays, les gouvernants auront un précieux alibi : celui d’avoir eu à consacrer l’essentiel de leur imagination et des ressources du pays à éteindre des incendies ça et là. Et comme personne ne s’avisera à rechercher les responsables des incendies, les gouvernants ont raison d’espérer que l’excuse sera à la hauteur de notre aspiration au progrès.

3.3. Vers une recrudescence des inégalités

Parallèlement, des inégalités géographiques, démographiques et économiques ne seront pas gommées d’un trait. Elles s’accentueront même ça et là, et continueront à exacerber le sentiment d’iniquité entre les citoyens et à fragiliser la paix civile que ce sentiment menace.

À titre d’exemple, le territoire de Bafwasende garde une superficie environ 50 fois celle du territoire de Lupatapata, et 12 fois celle de la nouvelle province à ériger dans les limites de l’actuel district de Tshilenge ! Que seront, dès lors, à Bafwasende, les avantages du rapprochement tant vantés entre l’administré et l’administration ?

Au Kasaï Oriental actuel, les populations du territoire de Kamiji, promises à la nouvelle province de Lomami, auront leur administration provinciale à Kabinda, à près de 300 km, ou à Ngandajika, à près de 200 km, ou à Mwene-Ditu, à moins de 40 km. Et pourtant, depuis 1962, ces populations de Kamiji ont cette administration à seulement 90 km, à Mbujimayi. À l’autre extrémité, les populations du territoire de Lubao auront leur administration provinciale à une distance d’environ 150 km à Kabinda, ou 300 km à Ngandajika, ou 400 km à Mwene-Ditu, alors qu’elles en sont à ce jour éloignées de 300 km. Moralité : dans la future province de Lomami avec Kabinda comme chef-lieu, les facilités actuelles de Kamiji iront à Lubao ; et les difficultés actuelles de Lubao iront à Kamiji. Au cas où le chef-lieu est fixé à Mwene-Ditu, ces facilités et difficultés changent de camp. C’est d’ailleurs là l’argument avancé par Ngandajika, placé au centre, pour abriter le chef-lieu de la future province de Lomami. Une belle empoignade en perspective !

En clair, les difficultés liées à l’éloignement actuel de l’administration provinciale ne seront pas réduites pour toutes les communautés, loin s’en faut. Elles vont plutôt passer de telles communautés (désormais plus proches de leur chef-lieu) à telles autres (désormais plus éloignées).

Les frustrations n’en seront que plus grandes. En effet, le plus tangible des avantages vantés par le discours officiel ne sera pas à la portée de tous. Par ailleurs, l’accès de tous les citoyens aux infrastructures économiques, sociales, culturelles et sportives ne sera guère facilité. Il existe deux raisons majeures. D’un côté, les finances manqueront pour créer ces infrastructures – de quelque qualité que qu’elles soient – aux chefs-lieux des deux nouvelles provinces (Sankuru et Lomami). De l’autre côté, l’éloignement de plusieurs localités ne facilitera aucunement cet accès, même au cas où, on ne sait par quel miracle, le pays trouverait les ressources financières nécessaires pour ériger et équiper les 16 chefs-lieux des nouvelles provinces (la « ville » de Kindu comprise).

Le découpage administratif va, à coup sûr, permuter les difficultés davantage qu’il va les alléger.

En plus, il apportera, comme facteur d’aggravation, une brutale désillusion et une profonde frustration pour les citoyens. Précipités dans de nouvelles difficultés de coexistence entre communautés, celles-ci n’auront même pas la moindre consolation de se rapprocher de l’administration. Ni encore moins le privilège d’accéder à des meilleures infrastructures et à des services améliorés.

C’est affligeant de laisser tout un peuple foncer ainsi dans un mur. Surtout, c’est immoral de l’y pousser.

3.4. Vers une fragmentation de l’espace économique

Les infrastructures, les lois et le fisc imposeront aux espaces économiques de l’arrière-pays des limites qui épousent le tracé des frontières géographiques des nouvelles provinces. Et le pays tout entier entrera dans une nouvelle ère : il perdra, du fait de cet émiettement, l’immense bénéfice des économies d’échelles et des rentes naturelles dont il regorge de par ses dimensions continentales et sa riche biodiversité.

Pour mieux comprendre ce point, commençons par rappeler le décor. Notons que les nouvelles provinces seront « décentralisées », aux termes de la constitution. Dans les faits, ces entités seront érigées à cheval sur plusieurs ethnies, désireuses d’en devenir, chacune, le pivot et la référence identitaires. Elles seront ces subdivisions nouvelles, symboles de l’autonomie tant rêvée de chaque ethnie envers les autres ethnies alentour, celles-là même qui sont tenues pour « coupables de tous les malheurs, humiliations et contrariétés longtemps subis ».

Dans un tel contexte, à l’intérieur de quelles frontières se déploieront effectivement les échanges commerciaux, le mouvement des capitaux, l’industrie et l’administration fiscale ? Prenons le cas est-kasaïen. L’espace de 153.000 km2 est aujourd’hui un marché d’environ 8,6 millions d’habitants. D’une part, il est exportateur net de main-d’oeuvre et de produits miniers (diamant principalement) ; d’autre part, il est importateur net des équipements, des approvisionnements industriels et de toute la variété des biens industriels de consommation.

Mais cet espace économique est-kasaïen est, à ce jour, très déséquilibré et très polarisé. Les carrières et les installations de production d’où sort l’unique produit d’exportation (le diamant) se trouvent concentrées, à plus de 90%, dans le district de Tshilenge. La main-d’œuvre, les produits agricoles de consommation courante et les divers produits artisanaux du Kasaï Oriental actuel sont, à plus de 70%, drainés vers la seule ville de Mbujimayi (ville représentant 34% du peuplement de la province, environ 76% de ses revenus, plus de 82% de son marché de services).

Le district de Tshilenge, qui intègre la ville de Mbujimayi et sera bientôt érigé en province, compte aujourd’hui seulement 6% de la superficie de la province, mais 52% de sa population, environ 83% de ses revenus, et plus de 90% de son marché de services. Par différence, les deux autres districts (Sankuru et Kabinda) représentent certes 94% des terres et 66% des produits agricoles et divers produits artisanaux. Mais ils comptent une portion incongrue du peuplement et du marché est-kasaïens : 48% de la population, 17% des revenus, et 10% du marché de services. Quels déséquilibres ! Quelles inégalités ! Quelle polarisation sur Tshilenge ! ... Mais surtout quelle complémentarité entre le sud-ouest et le reste du territoire est-kasaïen !

Le découpage administratif fonctionnera donc comme un parfait piège à souris. D’abord, parce que, même dans le cas peu probable où la loi sur le découpage veillera à garder intact ce marché, les populations et les administrations concernées se soumettront difficilement à cet impératif. À leur entendement, comment le découpage présenté comme la solution du moment aux principaux problèmes civiques, économiques et sociaux, peut-il tourner à un cauchemar ? Par quel miracle le remède tant vanté deviendrait-il la maladie à combattre ?

Moralité : les nouvelles provinces cèderont facilement à la tentation de se retrancher derrière des murailles. Elles se barricaderont à l’intérieur de leurs frontières administratives, pour se réveiller un jour, mais en sursaut, et bien tard, lorsqu’elles se surprendront en train d’étouffer face aux difficultés économiques et sociales aggravées par l’émiettement des marchés. Bien tard, parce que leur premier réflexe sera, fort probablement, de vitupérer contre les vieilles inégalités, de stigmatiser le « vieil esprit de domination » à l’origine de ces inégalités, et d’accuser la vieille « roublardise » des « voisins » ayant si longtemps tiré bénéfice de ces inégalités.

Lomami et Sankuru se dresseront davantage contre Tshilenge et réciproquement. Ils le feront avant, pendant et après avoir, tous les trois, tenté de se barricader, fait éclater l’espace économique actuel, et souffert, chacun à leur manière, de cette fragmentation des marchés. De nos jours, on a déjà, dans la rue, et à titre d’avant-goût, les chahuts et quolibets croisés que les originaires de ces trois districts se lancent « amicalement ». Ces populations ont à peine la mémoire de la première expérience douloureuse des années 1960-65.

Il ne serait, certes, ni vraisemblable ni honnête de soutenir qu’une telle sur-fragmentation de l’espace économique se maintiendra longtemps. Mais cet émiettement sera, à coup sûr, inévitable à court et moyen termes. Et, pendant que ce temps court, l’enclavement sera suffisamment préjudiciable pour étouffer l’économie des provinces – et, au-delà de celle-ci, l’économie congolaise qui reste longtemps bâtie sur des rentes naturelles, et pourvoit à la survie d’un grand nombre grâce aux grands espaces.

En effet, juché sur un immense territoire, le Congo est en meilleure et rare position de produire avec des coûts unitaires très bas. Ce privilège existe dans plusieurs secteurs économiques – et plus spécialement dans le secteur d’exploitation des ressources agricoles, forestières, énergétiques, minières et halieutiques. Exemple : érigé près de l’embouchure du fleuve Congo (long de 4.700 km et ayant un débit rare de 40.000m3 par seconde), le barrage hydroélectrique d’Inga est au monde parmi les rares barrages capables de produire 44.000 mégawatts, et un kilowatt-heure de courant électrique à moins de 0,010 dollar américain. Le Sénégal – avec un barrage modeste sur le lac de Ngiéré –, et le Cameroun – avec le sien sur la rivière Sanaga – affichent des capacités de production de loin plus modestes, ainsi que des coûts au kilowatt-heure respectifs de 0,026 dollar et 0,023 dollar.

L’immense potentiel énergétique et économique du Congo est incomparablement plus considérable. Pour s’en faire une idée approximative, il suffit de penser que la production électrique à l’échelle d’un pays se mesure en centaines de millions de kilowatts par jour.

Cet énorme avantage s’appelle « économies d’échelles ». Il repose sur des rentes naturelles. Immenses et variées au Congo, celles-ci sont intimement liées aux dimensions continentales du pays et, par conséquent, aux quantités phénoménales des ressources naturelles exploitables en masses. Autrement dit, les « économies d’échelles » disparaissent dès lors que les ressources, bien qu’immenses, deviennent accessibles seulement par petits lots isolés. C’est bien ce qui risque fort d’arriver bientôt, lorsque l’espace national congolais sera fragmenté en plusieurs entités politico-administratives ayant l’initiative et la gestion économiques décentralisées, et où le contenu et le sens mêmes de l’autonomie seront compris comme l’affirmation des identités communautaires. Ce dérapage n’est prévu nulle part. Il ne peut donc être prévenu.

C’est affligeant de voir le Congo courir, la tête baissée, vers une perte de ses immenses « économies d’échelles », pendant que tous les pays du monde regroupent leurs espaces nationaux sous les auspices des organisations continentales et sous-régionales pour, justement, créer et partager des « économies d’échelles ». Le Mercosur en Amérique du Sud, l’Alena en Amérique du Nord, l’UE en Europe, l’UA en Afrique, …constituent autant d’exemples d’organisations continentales. Sur le continent africain, les regroupements sous-régionaux sont légion : CEEAC, CMAC, CEPGL, COMESA, SADC, CEDEAO, UMOA, UMA, etc.

L’espace du Kasaï Oriental actuel est, à plusieurs égards, susceptible de faire progresser rapidement et moins péniblement l’économie, pour peu qu’on sorte des sentiers battus de l’exploitation du diamant. Des arguments abondent. Les zones de forte production agricole ne sont pas celles de forte consommation des biens agricoles et alimentaires. Le total du potentiel hydroélectrique représente à peine 120 mégawatts, sur une quinzaine de minuscules chutes dispersées à travers tout le territoire est-kasaïen. La zone de fort potentiel hydroélectrique (districts de Kabinda et du Sankuru) ne coïncide guère avec celle de forte consommation de l’énergie (district de Tshilenge). Le réseau routier et ferroviaire est certes de faible densité et de piètre qualité. Mais il est 10 fois plus dense et de moins mauvaise qualité du sud à l’ouest, sur une mince bande de territoire (triangle Luputa-Ditu-Kamwanga). Le centre et le nord du Kasaï Oriental (qui constitue le grenier), se contentent de quelques rares pistes en terre, guère praticables et causant des dommages importants au charroi.

Diviser et compartimenter un tel espace revient à pénaliser davantage tous les coins. À court et moyen termes, chaque terroir qui se retire du réseau existant des complémentarités économiques (si faibles soient-elles), s’expose à transformer sa pauvreté relative en misère absolue.

Toute la question réside donc dans ce que seront les frontières entre provinces. Des passerelles ? Ou des murailles ? Par qui – et en vertu de quels critères – seront délimitées demain les frontières économiques : de l’exploitation des infrastructures et des gisements actuels ? Comment le pays évitera-t-il la perte de ses économies d’échelles, une fois engagé sur la pente raide du découpage et de la décentralisation administratifs des provinces ? Quand les gouvernants et les populations éprouveront-ils le besoin de réaménager l’espace, principalement en réponse aux exigences du progrès technologique, du développement économique, de l’amélioration des conditions d’existence et de la protection de la biodiversité ?

Bien malin qui répondra à ces interrogations, avant que le pire qui se prépare aujourd’hui n’étouffe ça et là l’économie du pays et le souffle des populations !

3.5. Vers plus d’exiguïté des espaces de développement

Les espaces délimités pour les nouvelles provinces se veulent être des espaces de « développement ». Telle est la volonté politique exprimée. Tel est également l’argument principal de la propagande des missions sénatoriales et des média proches. Tel est, enfin et surtout, l’espoir des populations sur toute l’étendue du pays.

Et pourtant, rien n’est moins sûr. L’espoir entretenu par les populations risque d’être vain. Car les dimensions de ces nouvelles entités ne répondent à aucun critère connu. Elles ne sont fixées conformément à aucun objectif évident. Elles varieront à l’infini.

L’étendue géographique va du simple (représenté par la ville-province de Kinshasa et la nouvelle province du Kasaï Oriental : environ 9.000 km2 chacune) à « quatre fois le quintuple » (voir les nouvelles provinces du Moyen-Congo et du Nord-Katanga avec près de 180.000 km2 chacune). Le poids et la densité démographiques des provinces ne semblent répondre à aucun critère : environ 7 millions d’habitants dans la ville-province de Kinshasa contre à peine 1,5 million dans la province de la Tshuapa. Les densités des deux entités vont d’environ 1.200 habitants au km2 à Kinshasa, à 8 habitants au km2 dans la Tshuapa. Avec environ 5 millions d’habitants au total et 55 habitants au km2, la nouvelle province du Kasaï Oriental (district de Tshilenge) se range dans la moitié inférieure de ce large éventail des variations.

Ce n’est pas tout. Loin derrière la ville-province de Kinshasa, le Sud-Katanga compte environ 500 millions de dollars américains de PIB annuel et 250 dollars par habitant, alors que la province de l’Uélé, comparée au Sud-Katanga, totalise dix fois moins de PIB annuel total et 6 fois moins de revenu par tête. S’il faut comparer les chefs-lieux des provinces au point de vue des infrastructures, des équipements et du niveau industriel, il va sans dire que Buta, Boende, Lodja, Popokabaka et Kalemie n’ont aucun point de comparaison avec Bukavu, Goma, Lubumbashi, Kananga et Kinshasa.

On peut allonger la liste des comparaisons, et on constatera que, dans chaque cas, les variations des dimensions géographiques et démographiques et de degrés d’équipement sont telles qu’aucun critère ne semble avoir présidé au découpage.

Plusieurs conséquences fâcheuses s’ensuivent. Épinglons-en une, en rapport avec l’exigence d’une dimension minimum requise pour un pôle industriel du développement. En effet, les promesses dont les provinces sont désormais porteuses aux yeux des congolais, sont telles que ces entités décentralisées devront, à tout le moins, constituer des pôles de développement, c’est-à-dire des pivots industriels au cœur de vastes étendues rurales. Grâce aux technologies modernes, et grâce aux réseaux croisés d’échanges entre les centres industriels et leurs hinterlands, les pôles industriels stimulent, orientent et diffusent le progrès économique dans l’arrière-pays.

Comment cette exigence peut-elle être satisfaite lors du découpage de l’actuelle province du Kasaï Oriental ? Rien ne prouve qu’on y ait pensé. En effet, quels types d’industrie peuvent raisonnablement être installés dans la future province de Lomami (2,6 millions d’habitants, 50.000 km2, enclavée à l’intérieur, sans infrastructures, ni équipements, ni énergie), avec de sérieuses promesses d’induire le progrès technique et le développement des marchés ? Aucun type ! La raison est évidente : toutes les formes d’industries à fort potentiel d’effets d’entraînement exigent des paramètres beaucoup plus élevés que ceux présentés par la province de Lomami. Pour tout dire, Lomami est un espace économique trop étroit – et trop privé d’énergie, d’infrastructures et de pouvoir d’achat – pour rentabiliser quelque industrie que ce soit dans cette gamme. Les industries de base sont exclues (sidérurgie, chimie, industrie mécanique, …sont sans base de lancement, sans sources d’approvisionnement, sans marché local). Les industries d’équipement le sont également (automobile, textile, électroménager, ameublement). De même pour les industries de production des biens de consommation courants (aliments, habillement, cigarettes, jouets, …).

Comme choix, il ne resterait pour Lomami, en fait, que l’artisanat avancé : épiceries, boulangeries, minoteries, biscuiteries et autres sacheries de dimension très modeste et de technologie fruste. Sans effets polarisants, et donc sans grandes perspectives vers le développement au profit des populations de Lomami.

C’est vrai pour Lomami. Malheureusement, ce n’est pas faux pour Tshilenge, ni pour le Sankuru. Aucun de ces trois districts, devenant une province à part entière, ne pourra être accusé de nuisance à l’environnement : aucun n’aura ni des cheminées crachant de la fumée dans l’atmosphère, ni des canalisations évacuant des déchets toxiques dans des cours d’eau. L’innocence environnementale du Kasaï sera célébrée par quelques générations encore ! Mais que promet d’être la vie des populations sans industrie ?

3.6. Un coût insoutenable des déménagements et emménagements

La mise en place des nouvelles provinces ne rapportera rien de palpable dans un horizon temporel prévisible. Pire, elle drainera de l’insécurité, des pertes en économies d’échelles, davantage de pauvreté, et d’immenses frustrations. C’est ce qui vient d’être établi plus haut.

Malheureusement, il y a pire encore. La réforme promet d’être extrêmement coûteuse. Financièrement – et même sur le plan strictement managérial – elle est de loin hors de portée d’une économie congolaise sinistrée et gérée de façon artisanale. La réalisation des promesses par trop généreuses, que la propagande officielle attache à la réforme, exige un surendettement financier du pays à l’extérieur, ainsi qu’une gestion publique orthodoxe dont les réflexes et les canons restent encore à inventer.

Des tâches lourdes et complexes se dessinent à l’horizon : installer l’architecture des 26 administrations provinciales, pourvoir chaque espace provincial d’un minimum d’infrastructures (routes, ponts, chaussées, voiries urbaines, écoles, dispensaires, centres hospitaliers, centrales électriques, stations de télécommunications, services postaux, services d’urbanisme, bâtiments publics,…), équiper toutes ces installations pour les rendre fonctionnelles, recruter et former le personnel administratif et technique requis, etc. Des sommes colossales et de nombreuses compétences sont exigées. Dès le début, il faudra mettre le paquet.

En effet, l’aménagement minimum d’un nouvel espace et d’une nouvelle architecture administrative pour une province se chiffre en centaines de millions de dollars, et s’impose dans un horizon temporel excédant rarement un lustre. Quelques centaines de millions de dollars pour chacune des 15 nouvelles provinces – et peut-être un peu moins pour les 11 anciennes provinces – totalisent quelques dizaines de milliards de dollars, somme exigible au début du processus. Des exemples dont on gagnerait à s’inspirer sont légion : Abuja au Nigeria, Brasilia au Brésil, Yamoussoukro en Côte d’Ivoire, Gbadolite et Kindu au Congo même, etc.

Le manque de ressources et les besoins d’endettement sautent aux yeux. Pour peu qu’on se souvienne que les recettes budgétaires propres du Congo atteignent péniblement 750 millions de dollars par an. Pari impossible dans un pays surendetté, et récemment plébiscité dans le club prestigieux des PPTE (Pays Pauvres Très Endettés) ! À la lumière des exigences financières et managériales du prochain découpage administratif, l’impression tend à s’imposer que cette opération est simplement un rêve inaccessible.

Mais on serait mal inspiré de ne pas croire à l’impossible au Congo. Le pays, en effet, est une entité qui a surgi du néant le 30 juin 1885, et qui a toujours été gérée selon le mode de l’improbable. Son existence et son envergure relèvent du hasard de l’histoire. Sa survie a toujours dépendu d’une série ininterrompue d’improbables coups d’essai. Enfin, sa misère s’explique largement par cette part impondérable du hasard, au sein d’une civilisation pourtant très allergique à l’improvisation.

Cet improbable découpage a donc le plus de chance de se produire bientôt au Congo. Dans l’improvisation, sur fond d’un mélange d’indifférence et de naïveté, et pour déboucher, à coup sûr, sur de nouvelles dérives humanitaires. Dérives qui ne surprendront personne, et dont la responsabilité incombera à … « pas de chance » !

SYNTHÈSE DES EXPOSÉS SUR LE DÉCOUPAGE ADMINISTRATIF

Pr A. Léonard KABEYA TSHIKUKU

La présente synthèse résume les trois exposés développés ci-dessus, avant d’en esquisser une perspective d’ensemble.

1. Les configurations géopolitiques et administratives du Congo à travers l’histoire ont été présentées, dans leur succession historique et dans leur justification officielle. Lazard Tshipinda a tenté de rappeler les configurations administratives ayant jalonné l’histoire du pays. L’exercice s’est voulu une tentative de mise en perspective des réformes administratives depuis l’origine jusqu’à ce jour.

2. À ce sujet, il est donné de retenir les leçons ci-après :

i) Le tout prochain découpage du pays n’est ni le premier, ni encore moins le dernier ;

ii) La constitution du 18 février 2006 sera la toute première à prescrire la configuration administrative, anticipant et encadrant ainsi la loi et les actes réglementaires en la matière. Les provinces sont nommément déterminées, les compétences entre le gouvernement central et les provinces sont définies, et l’organisation des pouvoirs en provinces est fixée ; seules les limites des provinces seront fixées par une loi ;

iii) L’argument évoquant la nécessité de rapprocher l’administré de son administration est commun à tous les découpages administratifs. Sous la colonisation, un tel rapprochement visait le renforcement des mécanismes d’écrémage du pays, à travers une mobilisation accrue des ressources humaines et matérielles. Aujourd’hui, l’objectif officiel est de mieux encadrer et servir le citoyen ;

iv) Les découpages administratifs de l’après-indépendance (1960-87) sont intervenus de manière circonstancielle, sous la pression des événements, en contexte de tension et d’insécurité, et donc en l’absence d’une vision d’ensemble ;

v) Les découpages administratifs de l’après-indépendance (1960-87) ont souvent été annulés, principalement par manque de financement pour un minimum d’infrastructures et de fonctionnement.

2. La gestion de l’espace et du peuplement a été examinée pour la région du Kasaï. Divers mouvements de populations ont été décrits par Joseph Mbingilayi, avec, en relief, les régions de concentrations démographiques et les différents sites de brassages entre les ethnies. À Lusambo, Luebo, Kanda-Kanda, Ilebo, Ngandajika, Mweka, Tshikapa, Luluabourg et, plus tard, Mbujimayi et Mwene-Ditu, l’administration a particulièrement marqué sa présence. Elle a rayonné sur l’hinterland kasaïen, scolarisant et éduquant la jeunesse, regroupant et encadrant les paysans, organisant les zones rurales, …Le but était de fournir travailleurs et vivres aux chantiers miniers et aux villes. Mais également de faire produire, dans des zones rurales, de plus en plus d’approvisionnements industriels et de produits d’exportation.

D’où un souci particulier de l’administration de surveiller et d’encadrer les mouvements des populations, et de plier à des règles juridiques des situations matrimoniales et foncières complexes. C’était une façon particulière de rapprocher l’administré de l’administration. Les résultats sont connus : scolarisation et diffusion des normes d’hygiène, évangélisation, façonnement du profil et de la conscience identitaires kasaïens, accoutumance des habitants à quelques facilités techniques et aux règles de fonctionnement des administrations, accès de plus en plus large aux infrastructures et à divers services, etc.

Toutefois, en contexte colonial, ces progrès étaient appelés à plafonner.

Après l’indépendance, c’est à leur recul qu’on assiste, pour des raisons liées aux désordres, à l’improvisation et à l’incompétence qui s’installent dans l’administration, sur fond des conflits localisés et des guerres civiles perlées qui décimaient les élites, détruisaient les infrastructures et brûlaient les archives administratives, etc. Ce serait donc contraire à la réalité des faits de prétendre que le Kasaï vit en 2007 à l’âge d’or de son organisation administrative. Autant dire que le découpage territorial en perspective atterrira sur un Kasaï sous-administré pendant un demi-siècle, et qu’aucun progrès n’est envisageable sans préparation méthodique, sans ressources conséquentes, en un mot : sans vision.

3. Découpage administratif et perspectives de la société est-kasaienne. Avec le découpage qui pointe à l’horizon – dans une relative impréparation des espaces, des ressources et des esprits – le Kasaï Oriental (de même que l’ensemble du pays) aura pour lui tous les dangers, tous les risques, toutes les pertes, toutes les désillusions, en plus d’énormes dettes. Six arguments ont été particulièrement examinés, un à un. À la lumière de l’histoire récente des découpages administratifs, de la nouvelle constitution, du discours politique, de l’état de préparation des ressources et des esprits, des attentes des individus et des communautés, …la conviction s’impose que le pays fonce dans un mur, à court et moyen termes.

Et pourtant, les priorités du pays et du Kasaï sont ailleurs pour l’instant ; elles crèvent les yeux. Hélas, la conscience et le courage de le clamer manque souvent, dans le pays et dans les provinces actuelles !

Certes, le Congo ne court pas forcément à la catastrophe. Mais le pays va de toute évidence, les yeux bandés, au devant des difficultés sans nombre, face à une misère accrue et vers de très amères désillusions. Tel qu’il est conçu, et tel qu’il sera vraisemblablement appliqué, le tout prochain découpage administratif est une réforme sans vision ni préparation, inopportune, coûteuse et risquée à plus d’un titre. Au mieux, le Kasaï en sortira défiguré, fracturé, agité et inutilement plus appauvri. Au pire, il n’en sortira même pas.

Comme on aurait préféré se tromper de pronostic, devant le Congo qui, pressé de retrouver son destin de pays prospère et de peuple libre, va, pour une nième fois, sauter dans le vide, pieds et points ligotés !

REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES
(À étoffer et à présenter dans les règles. Tâche à confier à l’Assistant Joseph Mbingilayi ; ce dernier partira du canevas bibliographique ci-après, dressé par les trois auteurs)
- Plusieurs écrits du Prof. Léon de Saint Moulin sur « l’histoire de l’organisation administrative de la R.D.C. »
- Young, Crawford : Introduction à la politique zaïroise ;
- Les communications rendues sous la direction de MABIALA ma NTUBA NGOMA par les professeurs MULAMBU MVULUYA, LOKA ne KONGO, LUKHANDA et consorts, sur « fédéralisme, ethnicité et intégration nationale au Congo »
- Le prof. TSHIYEMBI MWAYILA a réfléchi sur « le découpage de la RDC en 26 provinces ou sa régionalisation est à la fois un défi et une vulnérabilité ».
- Le prof. Mampuya Kanunk’a Tshabu a écrit dans le journal LE POTENITEL l’article intitulé : « Projet de constitution : copie à refaire ».
- Constitution du 18 février 2006.

(Dans la mesure où le temps le permettra, le Comité de Publications de CEREHISA peut proposer aux auteurs la mouture finale de leurs textes. L’intérêt reste de recourir aux services des auteurs – et plus spécialement du Pr Kabeya – pour garantir la cohérence de tout le chapitre, de son introduction et de sa synthèse).


Brève description du lien

Avant que les congolais ne se réveillent en sursaut, avant qu’ils ne se fassent, de nouveau, surprendre par des conséquences dommageables de ce choix, avant qu’ils n’arrivent à regretter d’avoir engagé une réforme risquée et d’avoir même loupé quelques rares atouts liés à la même réforme, ... bref, de peur que le peuple congolais ne se reproche une opération mal engagée, de peur qu’il ne regrette du temps perdu, des ressources gaspillées et des occasions manquées de bâtir autrement la paix et le progrès, il serait sage et responsable de lancer, dès à présent, un débat national sur le bien-fondé, les critères et les contours du découpage. Ce n’est pas trop tôt. Mais ce ne sera jamais trop tard.