le calvaire des femmes du kivu
Le Soir du 10/09/2003
Violer une femme, c'est violer sa mère. Une grande banderole
blanche fait flotter cette phrase définitive sur le carrefour le plus animé de
Bukavu. Dans la capitale du Sud Kivu, les organisations non
gouvernementales congolaises et les services spécialisés des Nations unies ne parlent que de cette épidémie de viols qui sévit dans la région.
Mais Tantine Kuburwa, 11 ans, ne sait rien de tout cela. Cette gamine minuscule, aux grands yeux apeurés, saigne depuis trois semaines et seules les matrones de Bunyakiri s'occupent d'elle. D'une toute petite voix, elle murmure qu'elle était allée en forêt avec sa mère pour y chercher du bois, lorsqu'un homme, un « géant », l'a « coursée » et brutalement violée. Depuis lors, elle a mal, elle a peur et, dans la bourgade de Bunyakiri, que se disputent les soldats du RCD et les Mai Mai, Tantine campe dans une famille d'accueil, en compagnie d'autres femmes échappées de la forêt.
Pour éviter les regards de la rue et les militaires aux aguets, une
trentaine de femmes se sont rassemblées dans la cour arrière d'une
maison qui abrite la « plate forme de développement de Bunyakiri ». Pendant qu'un jeune garçon veille à décourager les curieux ou les espions qui voudraient se glisser dans la petite cour, les femmes, peu à peu, acceptent de livrer leur histoire.
Il y a des mois, des années, que les combats les ont chassées de
leurs villages plantés le long de la piste, des mois que c'est dans la forêt
qu'elles cherchent refuge. Leurs maris, leurs fils, sont morts ou ont été
enrôlés soit par le RCD soit par les Mai Mai, leurs champs qui se
trouvaient au village ont du être abandonnés.
Ici, on sème, on travaille, mais on ne récolte jamais, dit une femme
coiffée d'un foulard blanc. Quant à sa voisine, elle explique que les
hommes en armes confisquent tout ce qui se mange : les poulets, qui ne sont plus qu'un souvenir, mais aussi les légumes, les pousses de manioc, les haricots. Voilà des mois que, dans la forêt, ces femmes manquent de tout : vêtements, savon, médicaments, d'articles d'hygiène. Nous n'osons même pas faire de feu, expliquent-elles, de peur d'attirer les militaires et nous nous nourrissons de « sombe », ces vertes feuilles de manioc, mais nous avons rarement le temps de cuire.
Les privations, la cavale perpétuelle ne seraient rien, s'il n'y avait les viols. Nous sommes comme du gibier, disent les femmes, sitôt qu'un
homme en armes nous aperçoit, il nous « course » et nous viole. Parfois il agit seul, parfois il invite ses compagnons à l'accompagner... Lorsque nous allons au marché, pour tenter de vendre des champignons des bois, des oignons, des arachides, nous devons payer des taxes, en nature à l'aller, en argent au retour. Si nous refusons, si nous n'avons rien à donner, c'est le viol, aussitôt.
Qui sont ces hommes dont la seule force est d'être dotés d'un fusil ?
Amères, les femmes ne font aucune distinction entre les divers groupes
qui ravagent le Kivu : Les Mai Mai assurent qu'ils protègent la population
civile, mais quand ils le peuvent, ils nous violent sans hésiter. Ils
disent que nous leur appartenons. Dans le Maniéma, du côté de Kasongo, il paraît que c'est encore pire qu'ici.
Quant aux militaires du RCD, ils assurent qu'ils sont « en manque ».
Ma femme vit dans la province de l'Equateur, je ne l'ai plus vue depuis
deux ans. Je ne peux tout de même pas étreindre un arbre, a dit un officier à Léonie, avant de la renverser. Les Interhahamwe rwandais, qui errent dans la région depuis le génocide de 1994, et qui sont souvent placés en première ligne des combats par leurs alliés congolais, ne sont pas en reste. Eux aussi, ils pillent les vivres des civils, eux aussi ils violent. Mais les villageoises soulignent une différence importante : Ces gens-là ont besoin de femmes en permanence. Pour le sexe, mais aussi pour la cuisine, ou comme porteuses. Alors, lorsqu'ils le peuvent, ils enlèvent des femmes congolaises, et parfois les achètent. Il leur est arrivé de payer 100 dollars pour une « femme permanente », en vérité une esclave, qui est obligée de les suivre dans leur course à travers la forêt.
Les femmes que nous rencontrons à Bunyakiri ont entendu parler du
processus de paix et elles se sont rassemblées dans la bourgade en
espérant y trouver des secours. Mais aucune aide ne leur a été proposée, alors que plusieurs d'entre elles sont malades, ayant probablement contracté le sida. Il y a un petit hôpital, avec quelques médicaments, souligne Noella, qui dirige le centre d'accueil, mais les femmes n'ont pas d'argent.
C'est pour cela que les matrones appliquent des feuilles sur le
ventre de la petite Tantine, en espérant que la gamine ne soit pas enceinte. Gênées, plusieurs femmes, sans vouloir donner leur nom, indiquent que le bébé qu'elles bercent est né à la suite d'un viol. Au village désormais, tout le monde se détourne d'elles. Ces femmes sont finies, dit Noella, leur mari les a répudiées, plus aucun homme ne voudra d'elles désormais. Leur seul espoir, c'est de trouver une famille d'accueil, qui acceptera de les garder moyennant des petits travaux.
Nono Mwavita, qui soutient le « rayon d'action femmes » du Sud
Kivu, assure que le problème du viol n'est plus seulement celui des femmes : dans la forêt, des hommes abusent des enfants, voire des bébés, ils se jettent aussi sur des femmes âgées de plus de 60 ans. Pire encore : dans leur volonté d'humilier, d'avilir, il leur est arrivé de violer des hommes, sous les yeux de leurs proches. Après cela, le père de famille est un homme détruit, il ne lui reste plus qu'à prendre la fuite à son tour.
Nihilisme ? Abaissement total des barrières morales, dont le
recrutement des enfants-soldats est un autre signe ? Disparition des
interdits, dus aux conditions d'extrême précarité dans lesquelles
vivent tous ces gens livrés à eux-mêmes au cour de la forêt tropicale ?
Tout cela joue, sans aucun doute, mais Didace Kaningini, qui préside
la société civile de Bukavu, avance d'autres hypothèses encore : La
pratique des viols, qui a explosé depuis janvier dernier, est devenue une autre façon de faire la guerre. En agissant de la sorte, nos voisins rwandais ou leurs alliés du RCD, ont pour objectif de briser la résistance du peuple congolais, de lui faire perdre sa dignité. Les hommes sont humiliés, les femmes répudiées. Chassés des villages, les gens vivent comme des animaux, les maladies les emportent, mais aussi la honte, le désespoir. C'est ce qui s'appelle faire place nette.
